Alors que nombre de jeunes sortent du système scolaire sans diplôme et que le chômage de longue durée ne cesse d’augmenter, les exploitants des réseaux de transports multiplient les initiatives pour aider ou proposer un emploi aux catégories de personnes en difficulté. Souvent bien au-delà de leurs obligations sociales.
À l’instar de M. Jourdain dans Le Bourgeois Gentilhomme, qui faisait de la prose sans le savoir, beaucoup de sociétés de transport font de la RSE (Responsabilité sociale d’entreprise) sans réellement s’en rendre compte. De fait, dans les années 2000, c’était le cas de CarPostal France. « Un jour, avec Nathalie Courant, notre directrice générale, nous nous sommes rendu compte que nous avions adopté une démarche proche de la RSE. Et que notre positionnement sur les villes moyennes correspondait à nos valeurs: respect, proximité et transparence », explique Véronique Grégoire, responsable RSE et qualité de la filiale française du groupe suisse de transports, très implantée dans l’est et le sud-est de la France. « Nous avons un engagement très fort pour contribuer au dynamisme et au lien social dans les territoires, renchérit Béatrice Jung, directrice RSE du Groupe Transdev. Nous sommes bien là pour offrir le transport pour tous et développer une mobilité inclusive, s’occupant de toutes les populations, y compris celles qui sont le plus éloignées des réseaux classiques de transport. » Bref, chacun essaie de faire remonter la RSE et l’inclusion dans l’ADN de l’entreprise.
Outre le respect de l’environnement et l’efficacité-équité économique, la RSE comprend, en effet, un volet social (ou sociétal), dont l’un des grands principes vise à renforcer l’égalité des chances et la diversité. Et donc à entreprendre des actions d’insertion professionnelle pour toutes les catégories de personnes en difficulté ou très éloignées de l’emploi: handicapés, jeunes sans formation, parfois issus des quartiers prioritaires, chômeurs de longue durée, etc. Ces actions peuvent être mises en œuvre soit directement par les entreprises de transport, au travers d’embauches, soit en passant des partenariats avec les Missions locales, Pôle emploi, les écoles de la deuxième chance (E2C), les établissements pour l’insertion dans l’emploi (Epid) ou établissements/services d’aide par le travail (Esat). Soit encore en incluant des clauses spécifiques dans les appels d’offres que leurs fournisseurs devront respecter, ou bien en se pliant elles-mêmes aux clauses sociales similaires imposées par leurs donneurs d’ordres. Autrement dit par les collectivités locales qui leur confient l’exploitation de leur réseau de transport via une délégation de service public (DSP). Soit, enfin, en créant des fondations, comme la RATP ou Transdev, qui soutiennent des associations d’insertion, Esat, etc. Les grands opérateurs jouent de l’ensemble de ces instruments pour composer leur musique sociale d’insertion professionnelle. D’autres sont plus sélectifs.
En témoigne Transdev qui a décroché l’exploitation du réseau Tadao sur le bassin minier Artois Gohelle (115 communes, de Béthune à Hénin ou Lens), depuis janvier 2017.
Sa mission consiste à mettre en place un réseau de bus à haut niveau de service (BHNS) en juillet 2018. À savoir des bus modernes articulés, plus confortables, etc., à des fréquences plus élevées. Et à embaucher une centaine de conducteurs en 2018 dont obligatoirement – clause sociale – 20 % de personnes en difficulté. Pour y parvenir, Béatrice Spy, DRH du réseau Tadao, a instauré une « procédure spécifique pour gommer les inégalités et leur donner les mêmes chances qu’aux autres candidats ». Identifiées par les acteurs locaux (Plan local pour l’insertion et l’emploi, Pôle emploi, collectivités locales, etc.), les personnes en difficulté passeront par un « sas de préparation ». Pendant un mois, elles auront une remise à niveau en français, mathématiques, géographie, etc. « Souvent très éloignées de l’emploi, observe Béatrice Spy, elles devront aussi réapprendre la ponctualité et l’assiduité, la politesse, le savoir être, à mettre une tenue adéquate… Bref, il s’agit de leur remettre le pied à l’étrier pour qu’elles puissent passer un entretien d’embauche classique. » Début des opérations: début décembre.
Pour connaître les vrais besoins des territoires, les opérateurs s’appuient donc sur les acteurs locaux de l’emploi. C’est aussi le cas de Transdev Chambéry qui copilote un réseau d’une trentaine d’entreprises intégrées dans « 100 chances 100 emplois ». Ce dispositif, créé en 2004 par l’ancien pdg de Schneider Electric, Henri Lachmann, et par Jean-Louis Borloo, alors ministre de la Ville, a pour but de trouver un emploi aux jeunes, notamment ceux des quartiers dits « sensibles », dont un grand nombre sort chaque année du système scolaire sans diplôme. « L’idée, c’est de proposer des parcours individualisés avec une réflexion sur le recrutement qui soit différente », commente Laurent Magione, responsable RH du pôle Rhône-Alpes Auvergne de Transdev.
Repérés par les services publics de l’emploi, les jeunes entrent dans un « sas d’intégration » durant une semaine, puis ils présentent leur projet professionnel devant un comité d’acteurs économiques. « Dès la première semaine, les jeunes sont pris en main par un coach. Le travail porte sur leur remise en confiance, leur projet, etc. La semaine suivante, on leur fait rencontrer déjà des entreprises pour une simulation d’entretien d’embauche, précise Laurent Magione. Cela leur permet de se caler sur ce que l’on attend d’eux, tant sur les tenues vestimentaires que sur les entretiens d’embauche. La parole est très libre. Et ils peuvent déjà prendre des contacts. » Par la suite, si les jeunes en ont besoin, le réseau va leur fournir un parrain qui pourra les aider et faire appel à ses connexions pour leur ouvrir des portes.
De son côté, la RATP a signé fin 2015 un septième accord relatif aux personnes en situation de handicap pour la période 2016-2019. Il fixe comme objectif le recrutement d’au moins 125 profils de ce type sur quatre ans. La Régie, qui employait 1 578 salariés handicapés en 2016, s’engage aussi à soutenir le secteur adapté et protégé en confiant des prestations à des Esat ou à des entreprises adaptées (EA). Chez Keolis, on a également recours au sponsoring d’athlètes handisport. En 1982, cette filiale de la SNCF a signé une convention d’insertion professionnelle qui permet à des athlètes d’origines et de milieux divers, porteurs pour certains d’un handicap, de bénéficier d’un temps de travail aménagé qui concilie les exigences de la compétition et la vie active, en vue d’assurer leur reconversion.
Chez Transdev, pas d’accord-cadre global avec des objectifs chiffrés signés au siège. La philosophie y est radicalement différente. « À partir de l’engagement pris par notre pdg, Thierry Mallet, nous mettons en place des outils ou des animations de communautés pour aider les territoires à profiter des opportunités de leur tissu social local, pointe Béatrice Jung. Car c’est localement que la valeur apportée se crée, pas à partir du siège! » Même tonalité chez CarPostal où les initiatives doivent venir des réseaux. « En 2015, précise Véronique Grégoire, nous avons obtenu le label Lucie (voir encadré) dont la démarche et le référentiel sont très structurants pour le groupe », mais laisse la liberté d’action à chaque réseau. Par exemple, après un premier partenariat signé avec Elise, une entreprise de collecte et recyclage des déchets de bureau, plusieurs filiales se sont mises à travailler avec elle. Mais un accord-cadre global ne sera signé qu’en 2018. Elise emploie des personnes en situation de handicap ou en difficulté d’insertion professionnelle. CarPostal travaille également avec des Esat pour l’entretien de ses dépôts et des espaces verts, l’encartage des fiches d’horaires, l’entretien des bus et cars, etc.
Chez Tisséo Voyageurs, l’exploitant du réseau du syndicat mixte des transports de Toulouse, les clauses d’insertion incluses dans ses marchés sont un « vrai marqueur de notre politique », insiste Catherine Labroue, responsable du développement durable chez l’opérateur toulousain. « C’est un travail collectif avec nos services commandes publiques et achats, en lien avec des prescripteurs comme Toulouse Métropole emploi (TME) ». De telles clauses ont permis de créer 55 emplois (équivalents temps plein), avec une trentaine d’entreprises mobilisées, pour des personnes qui n’avaient pas de qualification (50 %), des jeunes de moins de 26 ans (33 %), des demandeurs d’emploi de longue durée (60 %). En outre, 38 % de ces personnes habitent dans des quartiers prioritaires définis par la politique de la ville. « Une réussite, souligne Catherine Labroue, qui nous a conduits à ajouter des clauses environnementales car, lorsque l’on s’intéresse aux personnes en difficulté, on s’intéresse aussi à d’autres démarches vertueuses. »
Quant au respect de la diversité et de la laïcité, qui fait aussi partie des engagements RSE, la RATP a, par exemple, intégré en 2005 le « principe de neutralité » religieuse dans les contrats de travail des salariés et dans les règlements intérieurs. À partir de 2013, le groupe a fourni à tous ses managers un guide pratique Laïcité et neutralité où sont rappelés les principes et les règles de droit applicables. Idem chez Transdev « où le guide et la formation des managers s’appuient sur trois principes, explique Béatrice Jung, directrice RSE du groupe. Le respect de la loi; le nécessaire dialogue – c’est le cœur du réacteur –; le rappel de l’objet même de l’entreprise: le service rendu aux passagers ».
Dans son rapport annuel 2016, la RATP rappelle qu’elle « a été l’une des premières grandes entreprises françaises à mettre à disposition de ses managers » des outils basés sur « des fiches pratiques, pour faire face à différentes situations susceptibles de se présenter sur le lieu de travail ». Bien obligée: selon certaines sources, « pour éviter le caillassage des bus dans certains quartiers », la Régie a embauché des « grands frères » qui ne se sont pas gênés pour imposer des pratiques discriminantes. Christophe Salmon, responsable CFDT à la RATP, parlait même en 2015 de « comportements banalisés », comme « le refus de serrer la main de collègues féminines ou le refus de prendre un bus conduit par une femme »… C’est peut-être la limite de l’exercice.
Au centre: en mars 2017, l’association Oasis d’Amour, soutenue par la Fondation Transdev, a organisé à Lyon le premier défilé de « Création juste pour moi », une griffe qu’elle a créée pour offrir une vitrine à des couturières sans emploi tout en réutilisant des chutes de tissus récupérées chez de grandes marques lyonnaises de la haute couture.
Parmi d’autres actions, Christophe Chausson, DRH de CarPostal France, a développé un « mécénat de compétences » qui consiste à mettre les cadres de la société à disposition d’associations qui visent à aider à l’insertion de publics en difficulté.
Tout employeur occupant au moins 20 salariés en équivalent temps plein est tenu d’employer à plein temps ou à temps partiel des travailleurs handicapés dans une proportion de 6 % de l’effectif total, sous peine de s’acquitter d’une contribution à l’Agefiph, le fonds pour l’insertion professionnelle des personnes handicapées. Parmi les modalités, on pense au recrutement de collaborateurs handicapés. Mais l’entreprise peut aussi valoriser des démarches existantes comme la sous-traitance avec le secteur protégé et adapté ou bien l’accueil de stagiaires… Reste que, parfois, le recrutement n’est pas évident. « Certaines personnes handicapées s’imaginent qu’on ne va pas les retenir pour un poste de conducteur, explique Christophe Chausson, DRH de CarPostal France. Mais quelqu’un qui a un problème à la main droite, par exemple, peut parfaitement conduire un bus de ville: il a une boîte automatique et il suffit de mettre une boule sur le volant. Idem pour quelqu’un ayant un problème à la hanche ou au genou. Il faut que le message passe! »
Depuis la loi Grenelle 2 (en 2010), les entreprises cotées sur un marché réglementé ainsi que les grandes entreprises et l’ensemble de leurs filiales, doivent publier des indicateurs sur la RSE (responsabilité sociale et environnementale) dans leur rapport annuel d’activité. Obligées ou pas, toutes les entreprises peuvent aussi s’engager dans une démarche volontaire en s’appuyant sur la norme ISO 26000 qui aborde les relations et conditions de travail, la loyauté des pratiques, la contribution au développement local, etc. De son côté, le label Lucie, renouvelable tous les trois ans, reprend les sept questions centrales d’ISO 26000 et les décline en 25 principes d’action.
