De mi-novembre à mi-mars, les gestionnaires de routes et autoroutes sont sur le pied de guerre. Objectif: lutter contre la neige ou le verglas, viabiliser et sécuriser les axes de circulation. Des milliers de personnes et d’engins spéciaux sont mobilisés et des dizaines de milliers de tonnes de sel stockées. Notamment le long des autoroutes.
Ce n’est pas encore la grande offensive du général Hiver, mais les premières sévères escarmouches ont déjà eu lieu dans le nord, l’ouest, l’est et même le sud-est de la France: ici, routes et autoroutes enneigées, là, verglas, ailleurs, brouillards givrants, plus loin, pluies verglaçantes, etc. Des « événements climatiques hivernaux », comme disent les spécialistes. Et déjà, nombreuses sont les équipes à avoir dû livrer bataille pour dégager, viabiliser, sécuriser les voies de circulation concernées. Car les Français n’acceptent plus que leurs déplacements soient longtemps restreints par la neige ou le verglas. « Les routes doivent rester praticables en hiver, en toute sécurité et par tous temps. C’est ce que l’on appelle la viabilité hivernale (VH) », définit Bruno Saintot, chef du pôle de compétence et d’innovation en gestion des situations de crise et hivernales dans les transports à la direction territoriale est du Cerema (Centre d’études et d’expertise sur les risques, l’environnement, la mobilité et l’aménagement), un établissement public sous la tutelle des ministères de la Cohésion des territoires et de la Transition écologique.
D’autant que les transports de personnes ou de marchandises sont non seulement essentiels à l’activité économique mais que, dans les villes, de nouveaux modes de transport plus exigeants se sont développés, tels les bus à haut niveau de service (BHNS) ou les trams. Au total, en France, le domaine public routier est constitué de 600 000 km de voies communales, 380 000 km de routes départementales, 9 745 km de routes nationales et 11 412 km d’autoroutes dont 8 578 km concédés à des sociétés sous contrat avec l’État. « Chaque gestionnaire a son réseau à traiter », pointe Bruno Saintot. Aux communes, les voies communales. Aux départements, les routes départementales (RD). À l’État, les routes nationales (RN) et les autoroutes non concédées. Et aux concessionnaires d’autoroutes, les milliers de kilomètres qu’ils exploitent.
Comment tous ces acteurs luttent-ils contre ces phénomènes climatiques? Suivant la taille et les budgets des gestionnaires, les moyens sont variés: de la pelle accompagnée de sa brouette pour les communes les plus démunies jusqu’aux chasse-neige, camions de salage équipés d’une lame pour racler la chaussée et repousser la neige. Citons aussi les « fondants », ces produits visant à éviter ou traiter la formation du verglas. Les principaux fondants sont de type chlorure, acétate ou formiate, sous forme liquide ou solide. Le plus utilisé (à plus de 95 % en raison de son faible coût), c’est le chlorure de sodium (NaCl). Autrement dit, le sel. Parfois, les gestionnaires utilisent également des produits anti-dérapants comme le sable, le gravier ou la pouzzolane, un granulat de roches volcaniques basaltiques. « Les fondants doivent répondre à des normes, car leur emploi a des effets non négligeables sur l’environnement (faune, flore, nappes phréatiques et eau potable). Même les sols sont impactés via les métaux lourds remobilisés par le sel le long des routes », insistent Damien Vaillant et Étienne Hombourger, deux experts du Cerema.
Si les services de l’État et les sociétés d’autoroute ont l’obligation de tout mettre en œuvre pour maintenir leurs axes ouverts à la circulation – imaginet-on la paralysie de la région parisienne si le périphérique ou l’A86 étaient longtemps bloqués pour cause de neige? –, les municipalités et les conseils départementaux définissent chaque année leurs priorités pour leurs réseaux et leurs niveaux de service puisqu’il est impossible de déneiger ou déverglacer tout le réseau rapidement. Ils s’inspirent de la « bible » des exploitants, le Guide de la viabilité hivernale. « Les objectifs de qualité relèvent de chaque gestionnaire, chacun engageant ses propres moyens, humains et matériels ou ceux qu’il a sous-traités, souligne Stéphanie Gaudé, experte du Cerema. L’importance des budgets consacrés à la VH est donc un choix très politique. »
En général, ces plans de viabilité comportent trois niveaux de service (axes principaux, routes importantes, voies secondaires) pour hiérarchiser les priorités (amplitudes horaires et fréquences des traitements). Un exemple? Les Hauts-de-Seine et les Yvelines, départements en cours de rapprochement, ont classé en niveau 1 (liaisons principales) environ 640 km de RD; en niveau 2 (voies importantes) environ 620 km de RD; et en niveau 3 environ 300 km de RD. Au total, ces deux départements ont prévu une enveloppe de 12,7 millions d’euros, la mobilisation de 300 agents, 32 saleuses équipées de lames de déneigement et 4 000 tonnes de sel stockées. Autre exemple, dans les Ardennes, les agents départementaux interviennent sur les axes stratégiques et les routes les plus fréquentées (500 km au niveau 1), tandis que des prestataires extérieurs sous contrat assurent le déneigement des routes secondaires desservant les villages (2 000 km au niveau 2). Les routes en niveau 3 (750 km) ne sont pas traitées…
Dans la région parisienne, c’est la Direction des routes d’Île-de-France (Dirif) qui établit chaque année un document d’organisation de la VH (DOVH) pour le réseau routier qu’elle gère. Celui-ci s’étend sur neuf départements. Il se compose en majorité d’autoroutes urbaines (454 km de voies rapides urbaines, 336 km de routes nationales à fort trafic). Il est fréquenté quotidiennement par 4 millions d’automobilistes, poids lourds, bus et cars. Cette organisation concerne notamment les quelque 850 km de RN (hormis les 500 km de bretelles), avec près de 450 agents répartis sur 21 centres, 67 camions équipés pour la VH et une capacité de stockage de sel de 12 500 tonnes. Lors d’une seule sortie VH sur l’ensemble du réseau, environ 230 tonnes de sel sont répandues…
Si les Français attendent beaucoup de l’État, ils sont aussi exigeants avec les sociétés d’autoroute. « Lorsque de fortes chutes de neige sont annoncées, notre trafic augmente, constate Jean-Charles Thomas, directeur adjoint exploitation viabilité du réseau d’autoroutes rhône-alpines Area (groupe APRR, Eiffage). Car les gens se disent que l’autoroute, elle, sera dégagée. » Et, de fait, les concessionnaires préparent la saison hivernale dès le mois de juillet: maintenance des engins d’intervention, stockage du sel, formation poussée, organisation des équipes, etc.
« La clef, c’est l’anticipation », affirme Vincent Fanguet, directeur adjoint de l’exploitation de Sanef (autoroutes de Normandie, du nord et l’est de la France, groupe Abertis). Le groupe mobilise 800 personnes sur l’ensemble de son réseau (2 065 km), dispose de 225 engins et de 80 000 tonnes de sel réparties sur ses divers sites. Un dispositif équivalent pour APRR-Area (2 800 km d’autoroutes): 700 camions équipés de lames, un millier de personnes et de 30 000 à 110 000 tonnes de sel à répandre suivant la rudesse de l’hiver. Pour mieux anticiper, les prévisions météos sont évidemment essentielles. Outre un partenariat avec Météo France, les concessionnaires ont des dizaines de stations météos sur leurs réseaux pour remonter en permanence les données (température, humidité, vent, etc.), en complément des infos fournies par les patrouilleurs qui sont 24 h/24 sur les réseaux. Les responsables locaux peuvent ainsi déclencher un salage préventif, un épandage précuratif, etc. Ou, lorsque la neige tient, engager les camions à lame pour racler la chaussée. « Dès que l’autoroute blanchit, on racle! », confirme Jean-Charles Thomas.
Pour l’autoroute du futur et les nouvelles mobilités, Sanef a conclu un partenariat avec Renault pour tester SCOOP, un projet pilote européen visant à expérimenter, en conditions réelles de circulation, la connectivité entre véhicules, ainsi qu’entre véhicules et infrastructures routières. Un boîtier embarqué dans un millier de Renault Mégane, émet les messages dans un rayon de 1 km de portée, pour alerter en temps réel les autres voitures en cas de dangers de ralentissements, d’accidents, etc. Parallèlement, « les gestionnaires d’infrastructures tels que Sanef transmettent également aux véhicules équipés des informations sur les conditions de circulation, les chantiers, la vitesse autorisée, les accidents ou les obstacles dangereux sur la route », comme la neige ou le verglas, précise Christine Tissot, chef du projet SCOOP au sein du Groupe Renault.
Chez Area, un autre type d’expérimentation a commencé en 2016 dans le secteur d’Annecy: la communication préventive vis-à-vis des clients. « Nous avons constitué une base de données avec les numéros de mobile et les adresses mails des automobilistes volontaires que nous étendons aujourd’hui aux clients professionnels, camions, bus et cars, explique Jean-Charles Thomas. Lorsqu’il va neiger fort à certains endroits très fréquentés, nous envoyons des infos (un mail, un SMS) pour les alerter, déconseiller les trajets non indispensables et renvoyer vers des sites internet ou des numéros de téléphone pour plus de précisions. Les transporteurs sont preneurs, car cela leur évite d’envoyer leurs salariés et leurs passagers dans des situations compliquées et leur permet de se dédouaner vis-à-vis de leurs clients s’il doit y avoir une modification de ligne ou un décalage horaire. »
Mais ce que les gestionnaires d’autoroutes observent avec inquiétude, c’est le comportement des usagers. « À la différence des autres Européens, certains de nos clients pensent que l’on peut continuer à rouler à 130 km/h, observe Jean-Charles Thomas. Or, malgré tous nos moyens, s’il neige très fort, l’autoroute va être blanche et sans pneus neige, le véhicule ne tient pas. Surtout dès qu’il y a une côte. » D’où l’importance des conseils et des infos régulièrement donnés tant aux automobilistes qu’aux professionnels.
Câbles électriques, tuyaux chauffants sous la chaussée… Les constructeurs de routes innovent en matière de viabilité hivernale. Témoin le concept d’Eiffage Infraestructuras, filiale espagnole d’Eiffage. « C’est une route thermorégulée par des tuyaux et serpentins où circule de l’eau glycolée. Nous transposons le concept du plancher chauffant à la route pour prévenir le verglas ou déverglacer », explique François Olard, directeur de la recherche et de l’innovation d’Eiffage Infrastructures. Un tel système peut aussi fonctionner sur le principe d’une pompe à chaleur, refroidissant légèrement la route en été (la température peut grimper à 60 °C sur l’enrobé bitumineux sur les routes françaises ou espagnoles), emmagasinant dans le sous-sol les calories pour les restituer en hiver. Certes, le coût de construction est multiplié par 2 ou 3, mais cette technique peut servir à sécuriser des tronçons de route particulièrement dangereux: entrées des urgences hospitalières, parkings pour cars et bus, aéroports, etc. « Dans les écoquartiers, les routes pourraient ainsi fournir l’eau chaude sanitaire aux bâtiments et logements construits alentours », estime François Olard. De quoi augmenter le retour sur investissement.
Autre technique: des câbles flexibles électriques installés sous la chaussée afin de dissiper la chaleur par effet « Joule », tout en consommant très peu d’énergie. « C’est une solution simple et peu onéreuse. Elle est utilisée dans les Alpes pour accéder à certaines stations de ski et dans certains parkings de logistique », explique François Olard. De son côté, le Cerema dispose du Thermoroute, un véhicule truffé de capteurs pour déterminer les zones à risques sur certains itinéraires. « Grâce aux prévisions de Météo France, nous pourrions alors fournir aux gestionnaires des routes une cartographie dynamique de leurs risques hivernaux, souligne Bruno Saintot, du Cerema est. Ils pourraient ainsi traiter les seules zones dangereuses, sans traitement global. »
