Inconnu du grand public, même à Limoges où l’usine existe pourtant depuis 1939, Texelis est le leader mondial des ponts pour métro sur pneus. Le site produit actuellement les bogies pour le futur Cityval de Rennes, et rénove les essieux de tous les trolleys Cristalis de Lyon et de Limoges. Visite d’un fleuron de l’industrie française, qui cultive à parts égales l’excellence et la discrétion.
Sur les 11 hectares (dont 3,5 de bâtiments) occupés par Texelis, pas une seule caisse de métro ou de trolleys. Mais plusieurs centaines de ponts, essieux, bogies en cours de fabrication ou de rénovation. « Texelis conçoit et fabrique des ponts et chaînes cinématiques de haute performance destinés à des véhicules lourds d’usage intensif, en particulier dans les domaines des transports en commun, qu’il s’agisse de métros sur pneu ou de tramways, et de la défense, explique Pierre Rouffaud, responsable du service client. Autrement dit, nous convertissons la puissance générée par un moteur diesel, thermique, électrique ou hybride, en mise en mouvement d’un véhicule. Mais, de plus en plus, nous fournissons une solution de mobilité complète, du volant jusqu’à la roue. Nous concevons le produit dans notre bureau d’études, le fabriquons, et assurons sa maintenance jusqu’à sa fin de vie. Nous travaillons donc avec les fabricants et, de plus en plus, en direct avec les exploitants. » Ainsi, c’est Texelis qui assure depuis le début 2018 la rénovation des trolleys Cristalis, ou plus exactement des essieux motorisés des trolleys du parc de Limoges (31 essieux) et de celui de Lyon (170 essieux). Un travail qui s’achèvera dans quelques semaines avant que les engins poursuivent, toujours un à un afin de ne pas pénaliser l’exploitation, leur cure de jouvence pour la caisse et le moteur, chez Alstom pour Limoges ou chez Kéolis Lyon.
« En fait, c’est le marché de Lyon qui a entraîné celui de Limoges. Qu’il s’agisse des pièces à commander ou de la matière première pour celles que nous fabriquons, mieux vaut regrouper afin d’optimiser nos prix de revient et donc nos prix de vente. C’est une de nos caractéristiques: nous répondons sur l’aspect technique de la demande de nos clients mais on les aide également, par exemple, à choisir les bonnes plages pour les grosses rénovations. Tout le monde y gagne… » Et Pierre Rouffaud d’expliquer que, pour les trolleys Cristalis, Texelis a été sollicité par Alstom pour concevoir le pont motorisé: « Selon le client et ses habitudes de langage, on parle de pont, d’essieu, voire de véhicule… Et nous en assurons bien sûr le suivi. Avec une rénovation complète, le matériel dont la durée de vie est d’environ trente ans gagne dix années supplémentaires. Soit quarante ans au total. Pour les essieux Cristalis de Lyon et de Limoges, tout y passe, on ne garde que la poutre. Là, il s’agit de maintenance préventive. Pour les Cristalis de Saint-Étienne, la philosophie est différente, nous faisons de la réparation curative. Il s’agit de les maintenir en exploitation jusqu’à leur fin de vie programmée. »
Étonnamment, l’atelier service, c’est-à-dire maintenance-rénovation-réparation, est relativement silencieux. Un atelier passé de 35 m2 en 2014 à 600 m2 aujourd’hui. « Et on aurait besoin de deux fois plus », sourit Yann Boisseau, le responsable. L’activité service ne cesse en effet de progresser, pesant désormais 10 % du chiffre d’affaires Texelis. Et les investissements s’y succèdent (450 000 € en 4 ans). « Cette année, nous nous sommes équipés d’une machine à laver où peut passer un pont complet; une micro-billeuse à billes de verre qui offre une finesse de décapage et un état de surface irréprochables permettant une mise en peinture directe; une rectifieuse… » Et, début 2019, c’est le banc historique qui bénéficiera d’un coup de jeune (150 000 € pour le retrofit informatique). « Tous les ponts, en première monte, en rénovation ou en maintenance curative, passent sur ce banc: vibrations, température et… d’autres critères secrets sont vérifiés. C’est l’ultime vérification alors qu’il y a déjà eu en amont plusieurs étapes de validation. » Ainsi, par exemple, les neuf opérateurs de l’atelier (où se trouvent également un technicien qualité, un ordonnanceur pour le planning et un technicien méthode qui conçoit les outillages) travaillent en kitage. C’est-à-dire qu’ils disposent pour un travail donné d’un kit de pièces détachées complet, ni plus ni moins. Si à la fin de l’opération une pièce manque ou est en trop…
Dans l’atelier, les organes à rénover suivent un parcours précis, de la « zone sale » où ils sont démontés, lavés puis contrôlés (contrôles dimensionnels et magnétoscopie pour repérer la pathologie: fissuration, usure, bruyance, étanchéité, etc.) jusqu’à la « zone propre » pour le remontage. Le tout sous la surveillance du MUX, un outil informatique développé en interne par quatre salariés passionnés, initialement pour la rénovation mais désormais utilisé dans tous les ateliers. « Le MUX oblige l’opérateur, qui doit s’identifier et être formé en permanence, à vérifier les différentes étapes du protocole de rénovation. Il permet également d’établir une traçabilité sur toutes les pièces, celles qui sont changées et celles qui ne le sont pas. » Et Yann Boisseau d’expliquer qu’il n’y a pas une rénovation standard, que le besoin n’est pas forcément le même pour tous les exploitants et pour tous les réseaux. « On n’est pas là pour vendre de la pièce. Avec notre expérience, nous aidons le client à déterminer avec précision le périmètre de la rénovation. C’est du sur-mesure », reprend Pierre Rouffaud. Yann Boisseau précise: « Pour les Cristalis par exemple, nous changeons tous les réducteurs de Lyon mais pas tous ceux de Limoges… Et le MUX permet d’une part de vérifier la conformité des pièces conservées, d’autre part d’historiser la rénovation. S’il y avait un défaut sur un lot de pièces (ce qui n’est jamais arrivé), on pourrait alerter les clients dans le monde entier avant qu’un problème survienne! »
Si l’atelier service de Texelis assure ponctuellement de la réparation curative, l’essentiel de l’activité consiste en de la maintenance préventive, programmable et donc sans une trop grosse incidence sur l’exploitation. « Sur notre matériel bien sûr, mais aussi de plus en plus sur du matériel que nous n’avons pas fabriqué, se réjouit Pierre Rouffaud, qui travaille à ce développement de l’activité service depuis des années (voir encadré). Une fois la garantie expirée, les exploitants préfèrent pour la maintenance s’adresser directement à nous. Pour des raisons de coût, mais surtout pour notre expertise. Car chaque réseau a ses particularités (tracé, intensité de l’utilisation, conditions climatiques…) et l’usure d’une pièce en interface avec le pont peut détériorer, par exemple, la fonction d’un joint. » Autre exemple: dernièrement, un exploitant avait de fréquentes casses sur les ponts de ses tramways. En fait, c’était l’usure ondulatoire des rails, donc des voies en mauvais état, qui engendraient des sollicitations anormales des ponts. « Notre proximité avec l’exploitant est essentielle… pour lui, mais aussi pour nous, car cela favorise la recherche et l’analyse des problématiques qu’il rencontre, qu’elles soient liées directement ou pas avec les ponts mais qui ont un impact sur le pont ou la mobilité. Et ces retours d’expérience nous permettent d’affiner le futur développement des ponts et sous-ensemble Texelis. Autrement dit, la maintenance nourrit l’étude », explique Pierre Rouffaud.
Si le matériel circulant en France et, en partie, en Europe est rénové dans les ateliers de Limoges, Texelis dispose de partenaires sous licence sur chaque continent, dans pratiquement tous les pays. L’entreprise est aussi en mesure de fournir sous 48 heures toutes les pièces détachées nécessaires grâce au magasin principal, d’immenses racks où sont stockées des milliers de références. « Le magasin est ouvert aux exploitants qui préfèrent internaliser maintenance et réparation. Nous leur fournissons les pièces, les outils spécifiques au montage-démontage des ponts, la documentation et la formation afin qu’ils soient totalement autonomes », précise Pierre Rouffaud. Mais la tendance, en France et pratiquement partout dans le monde, est à l’externalisation de la maintenance. « Cela permet une meilleure maîtrise des budgets, du planning et offre une sécurisation de la qualité », dit-il. Autre tendance: les exploitants prévoient désormais de plus en plus en amont, avant même la mise en circulation de leur nouveau matériel, la maintenance et l’accompagnement après la garantie. Afin d’avoir une visibilité sur le coût de revient global, mais aussi pour prévenir, voire éviter totalement les immobilisations.
Alors que Texelis, qui a toujours travaillé dans le secteur militaire, conserve une culture prononcée de la discrétion et du secret (certains bâtiments n’ont pu être visités et de nombreuses prises de vue interdites) l’ambiance dans les ateliers semble conviviale et, plutôt surprenantes, des tables de pique-nique sont installées sur des pelouses entre les rangées de hangars. Des ouvriers s’y détendent lors de leur pause. Pierre Rouffaud sourit: « On a fait dernièrement une journée outdoor avec tous les salariés. Il fallait construire… des chariots en carton. Ça a été un très bon moment. On apprend à se connaître, ça renforce la cohésion des équipes… »
Rapide passage dans le bureau d’études (photos interdites). « Le constructeur nous donne un cahier des charges, à nous de concevoir, développer et valider sur nos bancs d’essai. Chaque atelier dispose d’un banc d’essai spécifique à son activité. Il y a dix bancs au total, certains pour la première monte, qui mesurent les vibrations, la température et de multiples paramètres afin de vérifier que le montage est conforme. Et d’autres pour valider la conception. Là, nous simulons de 30 à 40 années d’exploitation en malmenant les ponts jusqu’à la casse. Tous les ponts, en première monte ou en rénovation, passent sur un banc d’essai. »
Arrivé dans l’atelier dédié aux bogies du CityVal, qui entrera en service mi 2019 à Rennes, Pierre Rouffaud explique: « Siemens nous a demandé de le concevoir à partir de son dispositif de guidage au sol. Puis nous a confié la fabrication intégrale des bogies. On allie la compétence du constructeur de véhicules ferroviaires légers et notre expertise en transmission de puissance. » Technicien d’atelier et animateur de l’îlot dédié au CityVal, Laurent Lamontagne décrit le chemin d’assemblage jusqu’au banc de contrôle. « L’avantage pour Siemens est d’avoir un sous-ensemble de mobilité complet qu’il n’a plus qu’à accoupler au chaudron (la caisse). Ainsi, il n’a plus à gérer différents fournisseurs ni le montage du bogie. Nous produisons toutes les deux semaines un train complet, c’est-à-dire quatre essieux composés de trois moteurs et d’un porteur. Il faut quatre personnes pour assembler un train. Lorsque nous aurons fini pour Rennes, nous continuerons avec ce matériel Siemens pour Bangkok et Francfort. » Pierre Rouffaud reprend: « C’est un virage que nous opérons depuis deux ans: d’équipementier première monte qui fournit des ponts, nous devenons partenaires pour des solutions de mobilité complètes, ou des sous-ensembles de la solution. C’est le cas avec les bogies pour le ferroviaire léger, c’est-à-dire les roues et le moteur électrique. Ou avec l’armée pour un nouveau véhicule… »
L’armée française bien sûr, dont Texelis est issu (voir encadré), mais aussi des armées étrangères. Ainsi, la société a obtenu en 2016 un énorme marché pour l’armée canadienne. « Les quatre ponts de 1 500 véhicules. Soit deux années de travail. Ce sont des volumes inhabituels pour nous. Mais nous voulions ce marché pour montrer notre savoir-faire », déclare Pierre Rouffaud. Et ainsi, sans doute, se faire mieux connaître en Amérique du Nord. Autre gros contrat en 2016 avec le métro sur pneu de Mexico. « Nous sommes leader mondial pour la fourniture de ponts pour métro sur pneu, avec 80 % du marché. Nous sommes ainsi présents à Mexico, qui est le plus gros parc au monde, Paris, Lyon, Marseille, Lausanne, Montréal, Chicago, Santiago du Chili… Toutes les grandes métropoles sont déjà équipées, il n’y a pas de nouveau parc de métro sur pneus à venir, seulement des extensions de réseau et, bien sûr, du renouvellement de parc. En revanche, il y a l’APM (Automatic People Mover) qui a un bel avenir. Et beaucoup de demandes de tramways en Afrique du Nord, Russie, Amérique, Asie… » Cette diversité de clientèle oblige à une permanente adaptation et une grande souplesse. « Par exemple nous n’utilisons pas forcément la même fonte pour toutes les fabrications. Pour la Russie, il s’agit d’une fonte qui peut résister à des températures extrêmement basses », pointe Pierre Rouffaud.
Souplesse également dans les ateliers, qui tournent en 2/8 ou 3/8 selon les besoins, où les machines ne sont pas fixées au sol. « Il faut des chaînes de montage polyvalentes et flexibles, qui s’adaptent à la fabrication du moment. » De même, les opérateurs n’ont pas toujours la même tâche répétitive à effectuer, et un pont est monté intégralement par la même personne. De quoi éviter la monotonie des grandes séries. « Même si nous avons 20 000 ponts dans le monde, même si nous sommes des partenaires d’Alstom (nous faisons partie de leurs 150 fournisseurs stratégiques), de Volvo, Bombardier, Kuni, Siemens, Renault Truck Défense et autres acteurs majeurs de la mobilité, nous ne sommes pas une très grosse entreprise. D’où cette souplesse, cette adaptabilité et cette capacité à répondre rapidement aux sollicitations. C’est aussi pour cela que nous ne fabriquons que très peu de ponts pour les cars ou les bus. Nous ne faisons pas de très grosses séries », explique Pierre Rouffaud. Et le bus électrique? Et les trolleys IMC (In Motion Charging)? Après un bref silence, Pierre Rouffaud tente d’éviter la langue de bois grâce à une pirouette: « Nous sommes à l’écoute du marché. » Et… plus précisément? « Nous sommes sollicités par des constructeurs première monte pour nous positionner sur ce marché du pont électrique mais, pour l’heure, il est stratégiquement délicat d’en parler. » Et de préciser qu’entre les premiers contacts sur l’éventualité d’un concept et une fabrication effective, trois années au minimum s’écoulent. « Souvent beaucoup plus… »
Construite en 1939 et connue à Limoges sous l’appellation « l’arsenal », l’usine (3,5 hectares de bâtiments en sheds sur un terrain de 11 hectares) est restée jusqu’en 1964 dans le giron de l’armée, pour laquelle elle fabriquait des moteurs d’avions. En 1964, le constructeur de camions Saviem acquiert les installations de production pour en faire une usine de moteurs pour véhicules industriels. En 1978, Saviem et Berliet fusionnent pour créer Renault Véhicule Industriel (RVI). À partir de 2000, le site se diversifie dans la production de solutions complètes de transmission de puissance et de portance en petites séries, destinées à des clients extérieurs au groupe. Progressivement sont transférés à Limoges l’ensemble des services (commerce, achat, projets, études, SAV, finance…) depuis le siège lyonnais de Renault Trucks. L’unité de Limoges devient en 2008 filiale à 100 % de Renault Trucks sous le nom de Texelis. Racheté par Philippe Frantz, un industriel basé à Lyon, en octobre 2009, Texelis devient une société totalement indépendante et d’importants investissements (15 M€) sont effectués. En 2012, Texelis signe la charte Leading Partner 150 avec Alstom, et intègre le cercle de ses fournisseurs stratégiques. En 2014, Texelis développe son offre avec des solutions complètes pour le rail (bogies) et, l’année suivante, se positionne sur les activités de service en dédiant un atelier à l’activité de rénovation de tous les produits en exploitation. 2016 est marquée par l’obtention de commandes majeures dans les domaines ferroviaire (métro sur pneu) et militaire. Texelis (350 salariés, CA: 95 M€) poursuit son développement depuis, tant dans le secteur militaire que dans la recherche et la fabrication de solutions de mobilité.
