En présentant le 21 juin sa ligne de bus à hydrogène, le Syndicat mixte des transports Artois-Gohelle a voulu marquer sa prééminence dans la course à l’hydrogène. Un double symbole pour ce territoire minier, qui devient exemplaire dans la réduction des émissions de CO2, et se dote d’un équipement attractif et innovant.
Zéro carbone au pays du charbon. « Je ne rejette que de l’eau! », annonce fièrement ce bus pas comme les autres avec son design rétrofuturiste et son essieu supplémentaire à l’arrière. Pourtant, dans la signature marketing du réseau de BHNS d’Artois-Gohelle, tout rend hommage à une vieille énergie, émettrice de CO2: la robe noir charbon des véhicules, le paysage minier stylisé qui décore les flancs des bus. « Ici, où on exploitait le charbon qui polluait énormément, on accomplit une révolution environnementale et industrielle, c’est un symbole exemplaire de conversion, s’enthousiasme Laurent Duporge, le président du Syndicat mixte des transports Artois-Gohelle (SMTAG) et maire (PS) de Liévin. Il y a cinq ans, on a décidé de refondre notre réseau. Avec l’ancien président de Région, on s’est dit: « Pourquoi ne pas passer à l’hydrogène? », raconte-t-il. Bien vu. Car cette impulsion a anticipé le plan national hydrogène lancé par l’État en 2018, qui prévoit de faire circuler 800 véhicules lourds d’ici 2023.
Résultat, dans cet ex-bassin minier du Pas-de-Calais, le premier bus à hydrogène de France circule sur une ligne de 13,4 km. Il a été dévoilé le 21 juin, un « jour historique » pour les différents participants, dont Xavier Bertrand, président de la région des Hauts-de-France – qui quelques jours plus tôt rendait visite à l’usine BYD de Beauvais. Les élus du syndicat mixte ont fait de leur réseau Tadao (le sixième en France en termes de surface couverte, avec près de 1 million de kilomètres) un pionnier, et de son exploitant Transdev, un opérateur qui a damé le pion à ses rivaux. Avec ce véhicule construit par la Société albigeoise de fabrication et de réparation automobile, plus connue sous le nom de Safra, ce réseau a pris plusieurs longueurs d’avance sur celui de Pau. À l’automne, la capitale du Béarn et son agglo ainsi que Keolis doivent à leur tour mettre en service un autobus à hydrogène, fourni par le constructeur néerlandais Van Hool.
Une fois livrés, les six bus H2 achetés à Safra entreront en service commercial seulement à la fin de l’été, après trois mois d’essai. « Ils parcourront 420 000 km par an, à raison de 41 allers et retours par jour, de 6 à 21 heures », détaille Thierry Mallet, pdg de Transdev. Leur ligne d’affectation, baptisée Bulle 6, relie les communes d’Auchel et de Bruay-la-Buissière. Économie annoncée: plus de 530 tonnes de C02 par an. GN Vert, filiale d’Engie, garantit de l’hydrogène vert et non gris, produit sans carbone.
Autre motif de fierté mis en avant le 21 juin, la technologie de production de l’hydrogène est 100 % française. La station de production d’hydrogène implantée à Houdain, dans l’un des quatre dépôts de bus de Tadao, a été inaugurée en même temps que le nouveau réseau. Tous y voient l’occasion de monter une filière industrielle pour les besoins du marché national, mais également capable d’exporter. Engie a construit la station, Symbio, filiale de Michelin, la pile à combustible, McPhy les solutions de stockage. Aidée par l’Ademe et les collectivités, la PME albigeoise Safra a parié sur le bus à hydrogène quand les grands constructeurs français et européens, aiguillonnés par le marché phare de la RATP et d’IDFM, se concentraient sur l’électrique à batteries. Toutefois outre Van Hool, Solaris et Mercedes s’y mettent aussi. Quant à la Chine, où tout prend une autre dimension, elle prévoit de faire rouler près de 20 000 véhicules à hydrogène dès 2020 (les bus en tête), et un million en 2030.
Heureux, mais également sous tension le jour de l’inauguration, Vincent Lemaire, pdg de Safra, sait qu’il joue gros. « Je ne crois pas que vous puissiez imaginer le travail accompli, souligne-t-il. Nous avons vécu deux ans extrêmement intenses, avec passion et exigence. Chez nous, 85 personnes ont travaillé activement, parfois même la nuit. » Pour ce challenger, le marché du Pas-de-Calais constitue un beau tremplin pour la version hydrogène de sa gamme Businova, lancée il y a dix ans. Pour l’instant, Safra a vendu 12 exemplaires H2: 6 avec une option pour 3 autres dans le Pas-de-Calais; 5 pour Versailles via B.E. Green, 1 pour Le Mans, avec éventuellement 5 supplémentaires. L’entreprise est bien placée pour que l’aéroport de Toulouse devienne son client. Safra a aussi des touches à l’étranger. « Notre solution suscite de l’intérêt en Slovénie, en Allemagne, au Danemark… », liste le pdg. Paradoxalement, cette version, la plus chère, suscite 80 % des demandes. « Un Businova à hydrogène coûte 650 000 € pièce, auxquels s’ajoutent 200 000 € de maintenance, détaille Vincent Lemaire. La version électrique est à 550 000 €, et l’hybride électrique à 450 000 €. » Pour accueillir l’hydrogène dans une solution qui établit un compromis entre poids et autonomie (voir encadré), le constructeur a travaillé le châssis afin de supporter les bombonnes de 32 kg d’hydrogène. Ce processus de production d’électricité n’autorise pas le plancher bas intégral. Il faut monter quelques marches pour accéder à la plate-forme arrière coiffée d’une sorte de véranda, bien plaisante. Dessous sont logés pile à combustible et pack de batteries lithium-ion. Un essieu arrière supplémentaire avec des roues de petit diamètre supporte la surcharge. Au siège de Safra à Albi, on est sûr d’avoir trouvé le bon filon. « Toutes les villes doivent passer au zéro émission. Les avantages de l’hydrogène par rapport au tout électrique sont la puissance et l’autonomie, réglée à 300 km sur notre véhicule. À supposer qu’un bus doive refaire le plein en cours d’exploitation, cela ne prend qu’un quart d’heure et non plusieurs heures, explique-t-on à l’usine. Évidemment, le coût d’entrée est élevé, celui de l’hydrogène l’est encore. Le mieux est de le produire sur place. Avec une production qui va s’accroître, le coût du bus à hydrogène va forcément s’abaisser. Il fallait des précurseurs comme les élus d’Artois-Gohelle pour amorcer la pompe. »
Faire partie de l’avant-garde est presque un luxe. Les investissements publics réalisés pour le réseau Artois-Gohelle sont lourds. La station de production d’hydrogène pour approvisionner les six bus a coûté 9 millions d’euros, son extension prévue devrait coûter 3 millions supplémentaires. Soit un coût de 1,5 million d’euros par bus! « Pour l’instant, la possibilité de mutualiser l’utilisation de cette station n’est pas prévue », indiquent aussi bien le SMTAD qu’Engie, même si certains évoquent l’ouverture aux véhicules légers. En tout cas, si la région Hauts-de-France se paie des TER H2, comme prévu, la station d’Houdain ne pourra pas servir, faute de réseau ferré. La conversion d’une seule ligne du réseau à l’hydrogène s’élève à 12,9 millions d’euros. Elle constitue en fait un volet du projet plus global de refonte du réseau (infrastructure BHNS, bus hybrides, billettique, dépôts modernisés, etc.), dont le montant total atteint 404 millions d’euros HT. Plusieurs financeurs se sont partagé l’effort: L’État (48,4 millions), l’Union européenne (33,5 millions), les Hauts-de-France (31,7 millions), les agglos et le Syndicat mixte qui ont contracté des prêts (13,2 millions.) Il a fallu s’endetter, notamment via la BEI, pour financer la moitié de l’investissement. 404 millions d’euros, c’est une somme. Mais il y a dix ans, les élus du bassin minier étaient partis pour dépenser 657 millions d’euros. En 2008, stimulés par le Grenelle de l’environnement qui prévoyait le lancement d’un appel à projets TCSP soutenus par l’État, ils envisageaient de construire 37 km de ligne de tram entre, d’un côté, Liévin – Lens – Hénin-Beaumont – Noyelles-Godault et, de l’autre, Beuvry – Béthune-Bruay-la-Buissière – Houdain. Mais le projet était mal ficelé par l’AO, si bien que les 57 millions d’euros de subvention du Grenelle ont fini par devenir caduques. En 2013, dans son rapport annuel, la Cour des Comptes avait d’ailleurs dénoncé cette folie d’« un projet insuffisamment réfléchi ». Feu le tram a fait le lit du bus à hydrogène.
Safra et Symbio ont opté pour la solution « mid power » avec une pile a` combustible d’une puissance de 30 kW et un pack de batterie de 132 kWh. Par rapport à une solution « full power » (petite batterie/grosse pile), le bus emporte moins d’hydrogène, ce qui limite le temps de remplissage et permet d’utiliser des stations de moyenne capacité.
Le réseau Tadao exploite près de 200 bus, dont la majorité fonctionne encore au gazole.
Mais il compte aussi plus de 70 hybrides dont:
• 41 BHNS Iveco;
• 24 Volvo 12 et 10 m;
• 1 Iveco hybride;
• 3 Iveco Crealis 12 m hybrides;
• S’ajoutent donc 6 bus à hydrogène.
Au fil des renouvellements, « Tadao sera équipé d’autres bus a minima hybrides, mais aucune autre piste de motorisation n’est écartée », indique le gestionnaire du réseau.
Déjà l’heure d’un rafraîchissement intérieur pour les premières rames Citadis du tram de Bordeaux. 74 rames entrées en service en deux vagues (2003 puis 2007-2009) font l’objet dans leur dépôt d’une opération de réaménagement pour uniformiser le parc sur le standard des plus récentes (entre 2014 et 2016). C’est à Safra Renovation, une des activités de Safra, que Bordeaux Métropole a confié ce marché de 3 millions d’euros. Carrossier à l’origine, Safra, qui emploie 225 personnes à Albi, marche en effet sur deux jambes et plusieurs métiers: « Ce qui nous permet d’absorber les creux de chaque activité et de mieux croître », commente-t-on au siège. D’un côté, on trouve le pôle urbain, qui se répartit lui-même entre la construction de bus (avec la gamme Businova, proposée en trois gabarits: 9,5 m, 10,5 m et 12 m) et en quatre motorisations (électrique hybride rechargeable, électrique charge lente ou rapide, hydrogène), et la rénovation de matériel urbain et ferroviaire. Au tableau de chasse récent, l’opération mi-vie du tram de Saint-Étienne, ou encore la rénovation du funiculaire de Montmartre.
L’autre pôle d’activité se concentre autour de l’automobile (carrosserie, réparation suite à la grêle, etc.). Au total, Safra est sur une dynamique positive: « Après 23 millions d’euros en 2017, puis 28 en 2018, nous visons un chiffre d’affaires de 30 millions d’euros cette année », annonce le pdg, Vincent Lemaire, qui lorgne sur le marché de la SNCF. « Il y a un marché important dans la rénovation de rames TER, estime-t-il, que nous pourrions satisfaire à un prix compétitif. »
La gratuité est-elle contagieuse? Décidément, le nord de la France innove beaucoup. À une centaine de kilomètres de Houdain (Pas-de-Calais), Dunkerque (Nord) a été à l’origine en 2018 d’une autre innovation: la gratuité du transport public d’une agglomération de 200 000 habitants, pratique à laquelle Calais succombera à son tour en 2020. Forcément, à l’approche des municipales, ces précédents tentent certains élus du bassin d’Artois-Gohelle, qui compte 650 000 habitants. Les communistes, qui ont lancé le débat il y a plus d’un an, sont du côté des pour. Mais la majorité, aux commandes du réseau, y reste opposée. Les élus ont trouvé des arguments juridiques pour renvoyer à plus tard le sujet. « Nous ne pourrions pas le faire dans le cadre de la délégation de service public actuelle », explique Michel Dagbert, sénateur PS du Pas-de-Calais, élu du bassin d’Artois-Gohelle. En 2017, l’AOT a confié jusqu’à 2024 les clés du réseau à Transdev, face au sortant Keolis. « Si nous introduisions la gratuité en cours de route, le perdant serait fondé à attaquer l’autorité organisatrice pour changement des règles du jeu », développe le sénateur.
Pour aboutir à cette conclusion, les élus d’Artois-Gohelle ont commandé un rapport à un conseiller maître de la Cour des Comptes. Ils sont également sollicités par l’actuelle mission d’information sénatoriale sur la gratuité, dont les sénateurs communistes ont obtenu la création. Mais pour le SMTAG, le sujet ne correspond pas à une attente locale. « Lors de l’inauguration du réseau de BHNS, le 1er avril 2018, nous avons eu cinq jours d’échange avec la population. 10 000 personnes se sont exprimées, et la gratuité n’est pas ressortie comme une demande importante. Les usagers attendent d’abord un meilleur service », indique-t-on au syndicat mixte. L’objectif est de « doubler d’ici cinq ans le nombre de voyageurs en portant la fréquentation à 30 millions de personnes ». Autre écueil, le syndicat mixte signale que le VT est déjà au taux maximum pour financer le nouveau réseau. Comment trouver 15 millions d’euros pour mettre en place la gratuité? Mais si une majorité se dégageait dans les trois agglomérations que couvre le réseau en faveur des transports gratuits, il faudrait trouver des solutions, résume-t-on au SMTAG.
