Les incivilités dans les transports en commun peuvent amener les chauffeurs de bus à prendre des mesures allant à l’encontre de leur mission de service public de transport. Par exemple, refuser la montée dans le bus à des passagers pourtant munis d’un titre de transport.
Une société de transport avait vu dans cette interdiction, une faute motivant un licenciement. Mais la Cour d’appel de Paris, dans son arrêt du 6 juin 2019, a jugé que le comportement du passager justifiait cette décision du chauffeur. Elle a donc annulé le licenciement.
Si, de prime abord, cette décision peut apparaître comme équilibrée, une analyse plus approfondie des faits amène à s’interroger sur le bien-fondé de celle-ci.
Monsieur B. avait été embauché par la société Autocars Darche Gros et Cie (« société Darche ») en qualité de conducteur receveur.
Suite à de graves incidents ayant eu lieu lors de ses heures de service, la société Darche avait notifié à Monsieur B. son licenciement pour faute grave.
Trois éléments venaient à l’appui de ce licenciement:
1. Le refus de Monsieur B. de faire monter une personne dans le bus;
2. Le refus de Monsieur B. de poursuivre son trajet une fois la personne montée, de sorte que l’ensemble des passagers doit descendre du bus pour attendre le prochain;
3. Le fait que Monsieur B. n’ait pas repris son service ensuite.
Voici un extrait de la lettre de licenciement:
« Le 30 avril 2014, alors que vous effectuiez votre service en fin d’après-midi, une cliente a voulu fermer les trappes du car au prétexte qu’elle avait froid. Vous l’avez empêché en lui disant, je vous cite « c’est mon car et je fais ce que je veux dans mon car ». La situation s’est envenimée, la cliente reconnaissant avoir élevé le ton, vous lui avez rétorqué « Je vais baiser ta mère », « Je vais te défoncer » et ce, devant témoins. […]
Le 10 mai 2014, vous refusez de prendre en charge cette même cliente […] et vous téléphonez à la permanence qui vous envoie les forces de l’ordre. Les gendarmes déplacés sur place constatent que les jeunes sont en règle et qu’ils n’ont aucun motif pour leur demander de descendre. Vous décidez alors de ne plus bouger tant que ces deux passagers sont à l’intérieur du véhicule.
L’ensemble des passagers, dont les deux jeunes incriminés décident alors de descendre et de prendre le prochain bus. Puis, de votre propre chef et sans en avertir quiconque, vous décidez de retourner au dépôt et de ne pas assurer les deux derniers services programmés. »
Monsieur B., niant la faute grave, décide de porter l’affaire en justice. Selon lui, il a été agressé verbalement par une cliente alors qu’il conduisait son bus, ce qui lui a causé un arrêt de travail en raison d’un stress aigu post-traumatique. Cette argumentation emporte la conviction de la juridiction qui décide de lui faire droit et d’annuler son licenciement.
La société Darche fait alors appel.
Mais la Cour d’appel de Paris décide de confirmer le premier jugement. Monsieur B. n’est pas fautif, car il réagissait dans un « contexte conflictuel ».
Elle se prononce expressément sur les trois actions considérées comme fautives, imputées à Monsieur B.:
1. Concernant le refus de faire monter la cliente dans le bus.
La Cour commence par rappeler qu’il n’est pas contesté qu’un chauffeur doit, par principe, prendre en charge tout client muni d’un titre de transport. Mais elle poursuit en constatant que le refus de Monsieur B. s’inscrivait dans un contexte conflictuel avec cette cliente, dont il est établi, qu’elle l’avait insulté;
2. Concernant la descente du bus de l’ensemble des passagers pour prendre le prochain.
La Cour retient que c’est à la demande des gendarmes, intervenus sur place, que les passagers sont descendus du bus pour en prendre un autre, et que cette faute n’est donc pas imputable à Monsieur B.;
3. Sur la non-reprise de son service par Monsieur B.
La Cour juge que, s’il n’est pas contesté que Monsieur B. n’a pas repris son service par la suite, il y a lieu de relever qu’il est allé consulter son médecin le jour même et que celui-ci a ordonné un arrêt de travail pour accident du travail et stress aigu post-traumatique suite à une agression. Or, un tel arrêt de travail justifie à l’évidence l’absence de reprise du service.
Ainsi, le licenciement de Monsieur B. doit être tenu pour nul, aucune faute ne pouvant être retenue contre lui.
L’inversion des effets et des causes par la Cour d’appel?
Cette décision de la Cour d’appel de Paris semble discutable sur, au moins, deux de ses considérations, pour lesquelles il y a lieu de se demander si les causes et leurs effets n’ont pas été inversés.
1. Sur la justification du refus de laisser monter une usagère
La Cour d’appel justifie ce refus par le fait que la passagère a insulté Monsieur B. Or, si l’on reprend la chronologie des faits, il apparaît que ces insultes font suite à une interdiction du chauffeur de fermer la fenêtre, alors que la passagère lui a dit avoir froid. Plus particulièrement, ce sont les termes de cette interdiction (« c’est mon, car et je fais ce que je veux dans mon car ») que la société Darche a qualifiée d’incivilité, et que la passagère éconduite a pu percevoir comme une insulte. Il est surprenant de constater que la Cour s’est exclusivement attachée à sanctionner les insultes de la passagère, alors qu’elles prenaient leur source dans l’incivilité du chauffeur.
2. La descente du bus de l’ensemble des passagers
Concernant la descente du bus de l’ensemble des passagers pour attendre le prochain bus, la Cour d’appel écarte la faute de Monsieur B. au motif que cette décision n’a pas été prise par lui, mais par les gendarmes. Là encore, le raisonnement de la Cour a de quoi surprendre. Car l’agissement fautif de cet épisode est bien dans le refus de Monsieur B. de poursuivre son trajet, de façon discrétionnaire et sans aucun motif légitime. La descente des passagers pour attendre le prochain bus n’étant que la solution trouvée par les gendarmes pour pallier ce manque. Il est donc contestable d’écarter la faute de Monsieur B. pour interruption de son trajet, au motif qu’il n’est pas l’auteur de la solution consistant à faire descendre les passagers.
Source: Cour d’appel de Paris, 6 juin 2019.
