En créant son bus électrique ex nihilo, Alstom s’est affranchi de l’héritage d’un véhicule conçu pour la propulsion thermique tout en s’autorisant des solutions techniques sans équivalent, au bénéfice des passagers. Aux solutions de charge « par opportunité » à l’aide de pantographes, le constructeur électricien réplique avec des solutions de captage par le sol, à l’arrêt ou en mouvement. Alstom fait ainsi pleinement profiter son bus d’un savoir-faire acquis avec les tramways. Malaga a inauguré l’association de l’Aptis à sa recharge SRS par le sol.
Offrir « l’expérience voyageur » d’un tramway à bord d’un bus électrique, telle est la promesse de l’Aptis. Avec ses quatre roues directrices reléguées dans les coins de sa caisse, l’Aptis dégage une large surface vitrée et un plancher plat intégral – sauf au-dessus des roues arrière. Il s’ouvre sur la ville par trois portes louvoyantes et larges de 1,30 m, un record pour un bus de 12 m. Les UFR apprécieront de pouvoir accéder au véhicule par l’avant, ce qui est très inhabituel pour eux. « Le transport public doit aujourd’hui être inclusif. Pour la première fois, un bus permet aux PMR d’entrer par la porte avant et de sortir par la porte arrière », déclare Benjamin Bailly, en charge de la plateforme bus électrique chez Alstom.
Comme les roues avant, les roues arrière de l’Aptis sont directrices. Dans les virages ou les ronds-points, elles s’orientent en opposition aux roues avant et réduisent ainsi de 25 % la surface balayée au sol par rapport à celle d’un bus de 12 m avec pont moteur classique. En virage, les quatre roues passent dans les mêmes traces. Lors de l’accostage d’un trottoir, les roues arrière s’orientent dans le même sens que les roues avant et permettent une marche en crabe pour une présentation du véhicule parallèlement au trottoir.
Quand ils sont dérivés des gammes thermiques, les bus électriques ressemblent tous à leurs prédécesseurs. Avec l’Aptis, la rupture est totale car sa filiation est plus à chercher dans l’environnement ferroviaire que dans le monde routier. Héritant d’organes développés pour les tramways Alstom Citadis et NTL Translohr (NTL a été repris par Alstom en 2012), l’Aptis est, selon son constructeur « dans les prix du marché ». Ce propos est à nuancer car le constructeur insiste sur la durée de vie de l’Aptis « conçu pour vingt ans de service » avec rénovation cosmétique et remplacement de la batterie à mi-vie. Celui-ci pourra être l’occasion d’adopter une nouvelle technologie de batterie afin de profiter des derniers progrès. En proposant l’actualisation de l’aménagement intérieur à mi-vie, Alstom reprend une pratique typiquement ferroviaire et déjà maintes fois appliquée aux rames TGV et aux voitures Corail. Contrairement au tramway Citadis, dont la face avant peut être modelée à la demande de chaque réseau exploitant, l’Aptis n’est pas prévu pour de telles personnalisations.
En comparaison, un bus classique est annoncé pour quinze ans de service tandis que le concurrent chinois BYD déclare que ses bus électriques sont conçus pour dix ans. Alors qu’un bus diesel de 12 m est vendu 230 000 à 250 000 euros selon sa configuration, un bus électrique vaut à peu près le double. Avec un parc européen d’environ 180 000 bus urbains renouvelés au rythme de 15 000 par an, le rythme de conversion du parc à l’électromobilité dépend des opérateurs et de leurs donneurs d’ordre.
La longévité de l’Aptis, associée à la réduction des frais d’entretien par rapport aux véhicules thermiques, doit aligner son TCO sur celui de ces derniers. En pratique, le coût total doit également inclure les systèmes de recharge, dont le prix varie notablement selon les choix de l’opérateur (charge nocturne en dépôt ou charge partielle aux terminus). Pour limiter les achats de bus électriques à un exemplaire pour chaque bus thermique remplacé, l’adaptation des stratégies d’emploi est indispensable. À défaut, il convient de conclure que 1,2 à 1,4 bus électrique sont nécessaires pour chaque véhicule thermique remplacé.
Alors que le bus diesel s’achetait en tant que matériel se suffisant à lui-même (« stand alone » ), le bus électrique est inutilisable hors d’une solution complexe. L’Aptis doit s’inscrire dans une telle solution qui inclut, entre autres, le système de charge. Sur ce point, Alstom propose à la fois la charge lente au dépôt, et la charge par opportunité en station par SRS (système de recharge statique). Le pilotage de la charge compte également parmi les nouvelles contraintes, de même que l’entretien. À ce propos, Alstom profite là aussi de l’expérience accumulée avec d’autres catégories de véhicules électriques.
À propos de l’entretien, l’Aptis profite d’un nombre de pneus ramené à quatre (au lieu de six sur un bus classique) et d’un moteur refroidi par air et non par liquide. Le nombre de références pour les pièces de carrosserie est réduit grâce à la structure symétrique du véhicule.
Lors de la révélation de l’Aptis en 2017, nombreux étaient les observateurs dubitatifs à propos de son succès commercial. Clivante, la conception de l’Aptis a d’abord suscité la curiosité, avant de finalement convaincre et provoquer des achats. Benjamin Bailly commente: « Les deux années d’expérimentation sur les réseaux ont énormément contribué à crédibiliser le concept. Elles ont prouvé que l’Aptis est viable commercialement et ne correspond pas à une niche du marché du bus électrique. Toutefois, certains clients potentiels ne sont pas encore pleinement convaincus et nous devons continuer de travailler auprès d’eux. Cet automne, les premières livraisons d’Aptis de série montreront par l’exemple les qualités du concept. Ces véhicules de série sont optimisés techniquement, améliorés en termes de design et proposés à un prix compétitif. » La série apporte en effet une meilleure finition et des améliorations du confort dynamique et du confort de suspension.
Les trois prototypes Aptis ont fait l’objet d’essais dans 30 villes de 5 pays (Allemagne, Belgique, France, Italie, Pays-Bas) afin de recueillir les avis des opérateurs et ceux des passagers. Au premier abord, l’accostage avec présentation du bus parallèlement au trottoir grâce à la marche en crabe ne convainquait pas les opérateurs. Ils jugeaient l’idée intéressante, mais ils n’y croyaient pas en exploitation. Au quotidien, les conducteurs ont trouvé un véritable avantage à l’accostage parallèle et n’y rencontrent pas la perte de temps initialement redoutée.
Les quatre roues directrices sont donc maintenues sur les Aptis de série après avoir reçu quelques améliorations. Elles sont maintenant demandées par tous les opérateurs. Il est vrai que s’en passer reviendrait à ne pas profiter de l’un des atouts qui distingue l’Aptis des bus classiques.
Conçu en 2016 et présenté en 2017, l’Aptis a été évalué par les réseaux pendant deux ans avant de trouver ses premiers clients en 2019. Le prix de l’Aptis dépend naturellement du nombre de packs de batteries et des équipements optionnels. Alstom prévoit l’Aptis avec 8, 9 ou 10 packs pour 280, 315 ou 350 kWh. En général, les réseaux demandent 200 km d’autonomie en fin de vie des batteries, tout en assurant le confort climatique. Hors confort thermique, Alstom annonce une consommation de 1,1 kWh/km pour l’Aptis. Tandis que la chaîne de traction, le moteur et le pilotage de l’énergie sont réalisés par Alstom, les batteries des prototypes ont été fournies par Forsee Power, qui équipe également l’Heuliez GX Elec.
Début octobre 2019, Alstom s’apprête à livrer les premiers Aptis de série et a déjà 85 commandes fermes. La première commande fut celle de Strasbourg, avec douze unités. Elle fut suivie par celles de Toulon (12 Aptis), Grenoble (7 Aptis), La Rochelle (4 Aptis) et Paris (50 Aptis), via la CATP. La commande parisienne pourrait être étendue à 250 véhicules dans le cadre d’une commande globale de 800 bus électriques répartie entre trois constructeurs. Tous les Aptis commandés ferme à ce jour le sont avec une caisse de 12 m (Alstom ne propose pas d’autre longueur pour le moment) et une charge nocturne par prise. Le cas de Grenoble est original, car ce réseau a choisi d’acquérir les bus, mais de louer leurs batteries. Il réduit ainsi son investissement et s’assure des performances garanties en reportant sur son fournisseur les risques liés au vieillissement prématuré des batteries.
La production de l’Aptis est réalisée en Alsace sur les sites Alstom de Hangenbieten (fabrication des modules d’extrémité et bureau d’études) et de Reichshoffen (fabrication du module central et assemblage de l’ensemble). Le site de Hangenbieten est une ancienne entité de Lohr, où étaient produits les tramways sur pneus TransLohr. Alstom est en train d’organiser sa production afin de pouvoir livrer 200 Aptis par an, voire 400 à 450.
Le constructeur envisage l’Aptis de 18 m parmi ses projets à long terme. « Le but d’Alstom est de devenir un acteur du marché du bus, évidemment électrique. Les acteurs déjà installés proposent des bus articulés et des BHNS. Alstom développera de tels produits », ajoute Benjamin Bailly. Comme une éventuelle version hydrogène, un Aptis articulé n’en est encore qu’au stade de projet. Cela signifie que les réseaux qui adopteront l’Aptis et souhaitent disposer de bus électriques articulés devront obligatoirement exploiter une flotte multimarques. Cette situation souligne la nécessité d’adopter un système de charge interopérable. Le SRS l’est.
À propos de l’hydrogène, Alstom a à son actif des réalisations ferroviaires. L’adaptation de l’hydrogène à l’Aptis est l’objet de réflexions en cours. « Nous devons d’abord faire en sorte que l’Aptis à batteries atteigne son marché. Nous n’envisagerons le bus à hydrogène qu’après », ajoute Benjamin Bailly.
« Comme on l’a vu avec le tramway, les villes utilisent maintenant le transport public comme un vecteur de communication. Cette tendance se poursuit et se confirme avec le bus électrique, notamment pour les villes moyennes qui n’ont pas les moyens d’installer un tramway. Pour elles, le bus électrique est l’occasion de communiquer à propos d’actions de transport public responsable. La première préoccupation des élus en matière de choix d’énergie pour le transport public est la santé publique », explique Benjamin Bailly. Cela oriente leurs choix vers la propulsion électrique. Parallèlement, les opérateurs sont inquiets vis-à-vis de l’autonomie des véhicules électriques. C’est pourquoi, pour le chauffage, le brûleur à gazole est imposé par certains opérateurs.
L’Aptis a été conçu pour une autonomie de 250 km en début de vie des batteries. Alstom mise par ailleurs sur une amélioration des performances des batteries. Benjamin Bailly poursuit: « Pour déployer les bus électriques, intéressons-nous d’abord au centre-ville. Là, un bus parcourt 130 à 140 km par jour. Au moins quatre ou cinq ans seront nécessaires pour équiper les centres-villes qui peuvent se contenter de la technologie actuelle. Je ne pense pas que le prix des batteries va diminuer. Je pense que leurs performances vont augmenter à prix égal. Le déploiement du bus électrique gagne donc à être réalisé en s’étendant progressivement aux lignes nécessitant le plus d’autonomie et généralement situées en périphérie. Le lithium-ion NMC est aujourd’hui la bonne technologie de batterie et celle dont on peut attendre les plus grands progrès pour l’instant. Nous n’envisageons pas de saut technologique à propos des batteries avant 2025. » Sur l’Aptis, la climatisation a été développée avec Hispacold et consiste en une pompe à chaleur réversible qui produit du chaud ou du froid. Elle profite des études réalisées au profit des tramways livrés dans des régions chaudes. Toutefois, en dessous de – 10 °C et au-dessus de + 35 °C, on atteint les limites du confort climatique que peut offrir un bus électrique à charge nocturne. Les solutions peuvent être la charge par opportunité, ou l’hydrogène afin d’éviter le recours à un brûleur.
Lors de la démonstration de l’Aptis à Malaga avec une température extérieure de 30 °C, la climatisation s’est montrée inefficace pour les passagers installés sur le podeste, au-dessus des roues arrière. Dans cette partie, les trois côtés vitrés de la caisse forment une serre, où la température est anormalement élevée. Il faut toutefois préciser que cette démonstration a eu lieu avec un prototype et non avec un véhicule de série.
Alstom a développé l’alimentation par le sol (APS) pour des véhicules en mouvement, mais aussi une alimentation à l’arrêt (SRS). Cette dernière est notamment utilisée pour le tramway de Nice, et se fonde sur des patins solidaires du tramway. Ils entrent en contact avec des plaques au sol. L’APS et le SRS font l’objet d’adaptations aux véhicules routiers. L’APS routier est essayé par Volvo en Suède, tandis qu’un démonstrateur du SRS adapté au bus est installé à Malaga, et y montre son interopérabilité en chargeant l’Aptis, mais aussi des bus électriques d’autres marques.
Alors que le SRS pour tramway distribue une très forte puissance pendant les quelques secondes que dure chaque arrêt, le SRS pour bus est pour sa part plutôt destiné à une charge en bout de ligne pendant quelques minutes. On évite ainsi d’installer autant de SRS que d’arrêts de bus.
Comparé aux systèmes de charge par opportunité utilisant des pantographes ou des perches télescopiques, le SRS évite l’installation d’une potence et s’intègre discrètement à la voirie urbaine. Le SRS pour bus est déjà installé sur l’Aptis prototype n° 3 et sur un bus concurrent, un Linkker. Alstom a la volonté de fournir le SRS indépendamment de l’Aptis. De même, l’APS est commercialisé indépendamment du Citadis, et s’apprête à prendre place à bord de tramways de construction turque à Istanbul.
Avec l’Aptis, comme avec les autres bus électriques, deux modes de charge s’opposent. Le plus classique est la charge nocturne pour seize heures d’exploitation et environ 200 km d’autonomie. L’alternative est la charge en ligne à l’arrêt « par opportunité », tous les dix ou quinze kilomètres. Comme le constatent les opérateurs, la mobilité électrique impose d’adapter le dépôt, de piloter la charge et de hiérarchiser les charges des véhicules selon différents critères (taux de décharge et heure de départ d’un véhicule). Alstom a la volonté de répondre à l’ensemble de ces besoins avec des propositions complètes, incluant éventuellement les apports de partenaires.
En raison de l’offre existante, Alstom n’a pas vocation à développer des chargeurs de dépôt fournissant 50 à 100 kWh par véhicule pour la charge nocturne. Alstom ne fabrique donc pas les postes de recharge, mais peut les fournir dans le cadre de partenariats avec trois fournisseurs préférentiels. L’achat de chargeurs auprès de fournisseurs référencés permet à Alstom d’assurer le réseau exploitant d’une disponibilité totale du système complet. « Il faut garantir la performance du système complet et non uniquement celle du bus. L’approche doit viser la disponibilité et la fiabilité, mais elle doit aussi inclure des modes dégradés. Notre expérience doit nous permettre d’apporter des garanties de performances aux opérateurs », rappelle Benjamin Bailly.
Le pilotage automatique, tant pour l’accostage automatique que pour la « conduite autonome », notamment sur des voies dédiées pour un service BHNS, sont actuellement des pistes de réflexion pour Alstom. Selon le constructeur, l’organisation symétrique du véhicule le prédispose à la conduite autonome. Benjamin Bailly souligne que les navettes autonomes ont elles aussi une architecture symétrique.
Parmi elles, l’EZ10 est développée par Eazymile, partenaire d’Alstom, dont l’industriel est actionnaire. L’un des objectifs d’Eazymile est le développement de la conduite autonome, y compris pour des bus, donc potentiellement pour l’Aptis. Pour autant, Alstom n’annonce aucune date de mise sur le marché pour un Aptis à conduite autonome. Des discussions sont néanmoins engagées avec les opérateurs afin de déterminer les possibilités de déploiement des bus à conduite autonome et leur intérêt. Alstom a l’expérience des métros à conduite automatique et considère que la conduite autonome arrivera par des systèmes globaux plutôt que par des véhicules isolés. Il s’agit donc de convertir des flottes entières. D’autre part, Alstom envisage la conduite autonome pour les manœuvres au dépôt (garage-dégarage automatique), où les bus pourraient être rechargés par SRS plutôt que par prise. Au dépôt, le SRS évite les opérations manuelles de connexion-déconnexion des prises de charge, mais aussi l’encombrement du sol par des armoires de charge autant que le coût induit par les chocs accidentels qu’elles peuvent subir.
Dans quelques années, mettre à jour un Aptis actuel, de première génération, pour le convertir à la conduite autonome ne sera pas impossible et nécessiterait par exemple une direction « tout électrique ». Dans les faits, ce genre de conversion est toujours très onéreuse et nécessite des mises au point avec un délai de fiabilisation aléatoire. Il est donc assez illusoire de miser sur le passage des premiers Aptis à la conduite autonome lors de leur refonte à mi-vie.
Céline Feugier dirige le site Alstom de Vitrolles. Elle explique: « Depuis 19 ans, Vitrolles est notre centre d’expertise, spécialisé dans le développement des systèmes d’alimentation par contact au sol, jusqu’à la fin de vie de ces produits. L’électronique, la mécanique et les automatismes sont conçus en interne. La validation, la qualification, la formation, la mise en place de la maintenance ou les essais environnementaux en laboratoire sont également assurés par nos équipes. Nous réalisons les prototypes. En revanche, la production en série est sous-traitée car la vocation du site n’est pas de produire, mais d’innover. Les systèmes étant conçus pour durer trente ans, nous gérons l’obsolescence et assurons le support technique. » En effet, Vitrolles ne produit pas au-delà de la petite série. Ainsi, les 100 coffrets de SRS pour Nice ont été produits à Vitrolles tandis que les 1 000 coffrets pour l’APS de Dubaï ont été sous-traités. Alstom se concentre sur l’alimentation par contact (APS et SRS) et n’a pas d’offre dans le domaine de la recharge par induction. Dès maintenant, « nous avons la volonté de nous diversifier en alimentant les bus électriques par SRS et les camions électriques sur autoroutes par APS », déclare Céline Feugier. L’APS est aujourd’hui compatible avec les chaussées ordinaires car il comprend un système de rail en caoutchouc dont l’adhérence a été testée par l’IFSTTAR, afin de s’assurer que les distances de freinage ne sont pas altérées par la bande de contact. Il est par ailleurs possible de chauffer celle-ci en cas de gel ou de neige.
À moins de vouloir garer automatiquement des navettes autonomes au-dessus d’un plot de charge SRS, les faibles vitesses et faibles distances parcourues par les navettes autonomes permettent en général de se contenter d’une charge nocturne par prise. Le SRS n’est donc intéressant pour les navettes que dans le cadre d’une automatisation totale, sans intervention humaine.
