Code du travail Si l’importance d’un texte devait se mesurer aux difficultés d’application qu’il revêt, et du contentieux qu’il suscite, l’article L. 1224-1 (ex-article L. 122-12, alinéa 2) du code du travail occuperait dans un tel classement une place éminente.
L’IMPORTANCE de ce texte est d’abord d’ordre pratique et tient plutôt à la conciliation qu’il opère entre les nécessités de la vie économique et la protection de l’emploi, en fixant le sort des salariés concernés par une restructuration d’entreprise dans le secteur marchand ou, et c’est l’objet de cette expertise, la perte d’un contrat public dans le secteur des services publics. Dans ces derniers, les entreprises sont en effet périodiquement mises en concurrence.
Le droit communautaire a exercé ici une influence déterminante sur le droit interne et sur l’interprétation qui a été donnée du texte issu de la loi du 19 juillet 1928, que traduit la succession de directives, à la lumière desquelles le juge national doit interpréter sa propre législation (4): la directive de 1977 (77/187/CEE) a été modifiée par la directive du 29 juin 1998 (98/50/CE), qui a repris la référence à l’entité économique comme critère de mise en œuvre du régime de protection qu’elle institue, avant qu’intervienne la directive “de codification” ou de consolidation du 12 mars 2001 (2001/23/CE) qui n’apporte pas d’élément nouveau mais systématise les textes et la jurisprudence antérieurs. Il n’est donc pas étonnant que, lorsqu’elle vise les dispositions du code du travail concernant le transfert du personnel dans ses arrêts, la chambre sociale précise le plus souvent que ce texte est interprété au regard de la directive européenne, parce que les quelques cas de modification dans la situation de l’entreprise que désigne de façon non exhaustive la loi de 1928 ne suffisent pas à déterminer ce qu’il faut entendre par “transfert d’entreprise ou de partie d’entreprise”, expression qui a la préférence du législateur communautaire et que la première directive de 1977 ne définissait d’ailleurs pas, sinon par une référence à deux modes de transmission (cession conventionnelle et fusion), toujours repris dans les directives postérieures, mais dont la Cour de justice a considéré qu’ils n’excluaient pas toutes les autres modalités de transfert.
Pour sa part, le législateur français est peu intervenu dans cette matière, où la place du juge social reste prédominante. Tout juste peut-on citer l’introduction de l’article L. 122-12-1 du code du travail, en 1983, pour déterminer les rapports entre les employeurs successifs suivant les prévisions de la directive de 1977, ou l’article L. 132-8, sur la mise en cause de la convention ou de l’accord collectif consécutive à un changement dans la structure de l’entreprise, ou encore les dispositions définissant le sort des institutions représentatives du personnel et de leurs membres en cas de changement d’employeur (art. L. 412-16, L. 412-18, L. 423-16, L. 425-1, L. 436-1) ou encore, la loi du 26 juillet 2005 (no 2005-843) sur la transposition du droit communautaire à la fonction publique dont l’article 20, provoqué notamment par la position de la Cour de justice, entend régler la situation des salariés de droit privé appelés à passer sous la direction d’une personne morale de droit public gérant un service public, généralement à la suite de la reprise en régie d’un service jusqu’alors délégué.
Qu’il s’agisse de l’article 16 du code pour les marchés publics ou encore de l’article L. 1411-12 du code général des collectivités territoriales pour les délégations de service public, ces contrats sont à durée déterminée et périodiquement leur titulaire est amené à concourir pour l’octroi d’un nouveau contrat. Dans cette hypothèse, le code du travail est protecteur de ces personnels affectés au service public qui ne doivent pas, au gré des changements de titulaire des contrats, pouvoir être licenciés sans autre motif et sans aucune précaution. C’est pour cette raison que les collectivités publiques ont dû se familiariser avec le fameux ex-article L. 122-12 du code du travail, aujourd’hui codifié aux articles L. 1224-1 et suivants du même code, prévoyant la continuité entre le nouvel employeur et le personnel de l’entreprise de tous les contrats de travail en cours au jour de la modification, lorsque survient une modification dans la situation juridique de l’employeur “notamment par succession, vente, fusion, transformation du fonds, mise en société de l’entreprise.” Toutefois, la Cour de cassation a pu juger que la poursuite des contrats de travail en cas de modification de l’employeur ne joue pas, en principe, dans le cas de la seule perte d’un marché public (Cour de cassation, assemblée plénière, 15 novembre 1985, Bull. civ. no 7 et 8; Cour de cassation, assemblée plénière, 16 mars 1990, Bull. civ. no 4). Autrement dit, la simple perte d’un marché public ne suffit pas à caractériser une modification dans la situation juridique de l’employeur et donc, à entraîner ipso facto l’application du code du travail concernant la reprise du personnel.
Les fédérations professionnelles et organisations syndicales ont mis en place une contre réponse en élaborant des mécanismes conventionnels destinés à être opposables au cas des changements de titulaire de contrat public. On peut citer la convention collective nationale des entreprises de propreté puisque c’est cette convention qui a fait l’objet du contentieux que nous allons commenter.
Accords conventionnels étendus et droit de la commande publique. Naturellement, la logique est transposable au cas des transports publics non urbains qui nous intéresse plus particulièrement. Avant de détailler les obligations des autorités organisatrices en terme de communication des informations relatives au personnel à reprendre en cas de gain de contrat public, il faut préciser qu’il existe un accord dans le cas des transports routiers de voyageurs. Son article 2.3 (de l’accord du 7 juillet 2009) prévoit que “le prestataire s’engage à garantir l’emploi du personnel affecté au marché faisant l’objet de la reprise lorsqu’il remplit les conditions cumulatives suivantes:
→ appartenir expressément soit à une catégorie de conducteur et être affecté au moins à 65 % de son temps de travail calculé sur la base de la durée contractuelle, hors heures supplémentaires et complémentaires (ou, en cas de changement d’horaire dans les douze derniers mois, sur la base de la moyenne constatée sur la même période) pour le compte de l’entreprise sortante sur le marché concerné, soit à une autre catégorie professionnelle (ouvrier, employé ou agent de maîtrise) et être affecté exclusivement au marché concerné;
→ être affecté sur le marché depuis au moins six mois et ne pas être absent depuis quatre mois ou plus à la date d’expiration du contrat.” Cette obligation de reprise du personnel, lorsqu’elle a fait l’objet d’une extension (ce qui la rend opposable) est susceptible de peser sur les candidats à un contrat public, va donc obliger les collectivités publiques à communiquer aux candidats les informations adéquates concernant ces personnels. C’est ce qu’est venu préciser le Conseil d’État dans son arrêt rendu le 19 janvier 2011. Le juge a consacré un droit à l’information des candidats en matière de masse salariale des personnels à reprendre, alors même que l’obligation de reprise du personnel ne ressortait que de l’application d’une convention collective étendue et que, par conséquent, seuls certains candidats étaient susceptibles d’être débiteurs de cette obligation.
Deux solutions étaient envisageables: la première qui considérait que l’information précise sur la reprise du personnel, qu’une convention collective étendue rend impérative, n’est pas une obligation pour une collectivité publique au regard de ses engagements en matière de transparence (de plus, l’égalité de traitement entre les candidats ne nécessite pas, selon cette première solution, de fournir une telle information détenue par le seul titulaire sortant, dès lors que l’information ne porte pas sur un aspect essentiel du futur contrat). Si cette première solution préconisée par le rapporteur public pouvait apparaître pragmatique, tout en étant plutôt favorable aux collectivités publiques, le Conseil d’État ne l’a pas suivi et a bien considéré les informations relatives à la masse des personnels à reprendre comme constituant un élément essentiel du marché dont la communication était nécessaire pour assurer l’égalité entre les candidats. Sur ce point, la jurisprudence présente une remarquable continuité. Dès 1997, le Conseil d’État a pu annuler une décision de la Cour administrative d’appel de Paris ayant écarté le moyen tiré de la méconnaissance par une personne publique du principe d’égalité entre les candidats à un appel d’offres en ne communiquant pas, malgré la demande d’un candidat, la liste des salariés à reprendre dans le cadre d’un marché de prestations de service de nettoyage. Le juge a décidé que: “En se bornant, pour écarter ce moyen, à relever que cette obligation de reprise résultait de dispositions extérieures au marché, connues de la société, et régissant uniquement les rapports entre employeurs et salariés, et qu’aucune disposition législative ou réglementaire n’imposait, en l’espèce, à la RATP de fournir à tous les candidats la liste des personnels à reprendre, sans rechercher si cet élément d’information constituait un élément essentiel du marché dont tous les candidats devaient avoir été mis à même de prendre connaissance, la Cour administrative d’appel a commis une erreur de droit”, (CE 6 juin 1997, SA, Société industrielle de nettoyage).
Poursuivant dans cette voie, le Conseil d’État en 1998 a jugé, concernant un marché pour l’exploitation d’un réseau de transports urbains et scolaires que, dès lors que malgré des demandes renouvelées, une société n’a pu avoir communication des informations qu’elle sollicitait, notamment concernant la masse salariale des personnels à reprendre en application des dispositions du code du travail: “Tous les candidats n’ont pas été mis à même de prendre connaissance des éléments essentiels de la convention leur permettant d’apprécier les charges du cocontractant et d’élaborer une offre satisfaisante; que, par suite, dans les circonstances de l’espèce, la société Transports Galiero est fondée à soutenir que le principe d’égalité entre les candidats a été méconnu” (CE, 13 mars 1998, SA Transports Galiero). Au final, le juge a pu depuis plusieurs années reconnaître que les informations relatives à la masse salariale des personnels à reprendre en application du code du travail, étaient un élément essentiel qu’il convenait de porter à la connaissance des candidats afin de respecter l’égalité de traitement entre les candidats.
Récemment, le tribunal administratif de Paris, dans une ordonnance du 29 juin 2009, est allé plus loin en mentionnant qu’il incombe aux pouvoirs adjudicateurs, compte tenu de l’obligation de reprise des personnels existant en matière de services de nettoyage, de: “Communiquer non seulement les éléments essentiels et nécessaires à la présentation d’une offre satisfaisante, mais aussi, sous réserve du secret des affaires, les informations privilégiées, seules détenues par les sortants, et susceptibles de leur donner un avantage décisif; qu’au nombre de ces informations figurent le nombre de salariés à reprendre (et non pas seulement leur équivalent temps plein), la nature des contrats à reprendre, les avantages dont disposent les personnels, leur expérience, leur ancienneté et leur qualification, ces éléments étant susceptibles de faire varier sensiblement la charge salariale qui constitue, dans ce type de marchés, une part prépondérante du budget d’exploitation” (TA Paris ordonnance du 29 juin 2009). Dans un contexte de concurrence exacerbée, il est clair que si les dispositions renforcent les droits des salariés, les collectivités publiques auront davantage de difficultés à contractualiser avec un nouveau titulaire. Une deuxième bataille va sans doute s’ouvrir sur les conditions d’application des différents accords.
