Initiatives Pas facile de trouver le bon montage juridique et financier pour mettre au point une ligne transfrontalière. Si certains projets sont à l’arrêt faute d’accord, des initiatives, publiques ou privées, émergent avec succès.
Chaque jour, plus de 50 000 personnes franchissent la frontière française pour aller travailler dans un pays voisin. Un chiffre en augmentation de 50 % ces 10 dernières années. Si aucune donnée précise ne permet de connaître la part modale des transports en commun dans la mobilité transfrontalière, un constat s’impose: l’offre demeure faible. Il existe aujourd’hui 43 lignes urbaines de bus – surtout dans le quart nord-est de la France –, une quinzaine de lignes interurbaines et une vingtaine de lignes TER transfrontalières. « Les trois quarts des usagers des transports en commun transfrontaliers utilisent le mode ferré, déclare-t-on à la Mot (mission opérationnelle transfrontalière). Les lignes interurbaines de bus, par leur faible niveau de service, sont peu fréquentées. »
Les collectivités ont pourtant bien compris la nécessité de développer des liaisons transfrontalières. Certains réseaux routiers, entre la France et le Luxembourg par exemple, sont saturés. Mais, à Sierck-les-Bains, à deux pas du Luxembourg et de l’Allemagne, les lignes de bus se font toujours attendre… Au Pays des trois frontières, le sujet a récemment fait la une du quotidien local sous le titre: « L’Ubu des bus transfrontaliers ». Les frontaliers français doivent se rendre à Perl en Allemagne ou à Remich au Luxembourg pour monter dans un bus qui les emmènera travailler au grand-duché. Depuis 2009, ces cars n’ont pas obtenu d’autorisation pour rouler en France…
En attendant que ce feuilleton clochemerlesque trouve une issue, une initiative privée est en train de voir le jour. Dupasquier Autocars proposera dans les prochaines semaines son service LSF (Lorraine sans frontières). « Nous avions lancé, en 2005, une première ligne entre Piennes, en Meurthe-et-Moselle, et le Luxembourg, explique Jonathan Margouet, directeur d’exploitation chez Dupasquier. Cette ligne est toujours active avec douze allers-retours quotidiens, réalisés en cotraitance avec un transporteur luxembourgeois. « La hausse continue du trafic routier et la grogne des usagers contre le TER nous ont convaincus qu’un service de bus de bonne qualité trouverait sa clientèle. »
Les six véhicules qui circuleront sur les trois lignes LSF seront équipés de bornes Wi-Fi, de machines à café, de prises électriques et la réservation pourra se faire par Internet. La dizaine de communes traversées disposera d’un parking Park’N Go. Ces aires de stationnement gratuites seront réservées aux utilisateurs du LSF. Le plus grand parking, 100 places, est situé à Guénange où passeront les trois lignes. 17 départs sont programmés quotidiennement depuis le Luxembourg et 15 retours à destination de la France. Les abonnements mensuels varieront de 85 à 110 € selon les zones.
Toujours en Lorraine, mais à Longwy, à proximité de la Belgique, une solution particulièrement simple a été mise en place: les deux lignes historiques transfrontalières sont entièrement financées par le ministère des Transports luxembourgeois. « Il paie un prix de journée calculé selon les kilomètres et le temps de travail », explique Thierry Buchweiller, responsable financier chez TGL, Transport du grand Longwy. La compagnie de bus française exploite le réseau avec deux entreprises luxembourgeoises: Huberty et Salès-Lentz. Deux autres lignes, créées plus récemment, sont entièrement exploitées par des transporteurs étrangers: Salès-Lentz et Transport Simon. À chaque fois, une autorisation de circulation de service régulier a été accordée par l’État. Et quand on interroge Thierry Buchweiller sur la main mise des entreprises et autorités luxembourgeoises sur les lignes transfrontalières, celui-ci répond: « De toute façon, les communes n’ont pas d’argent ici. »
Autre lieu, autre contexte. À Strasbourg, où la coopération européenne prend tout son sens, un abonnement Europass permet aux voyageurs d’utiliser le réseau CTS (Compagnie des transports strasbourgeois), le TER et les bus allemands. Pour mettre en place une ligne et une offre transfrontalière, les autorités des deux pays ont signé une convention. Celle-ci réunit les collectivités (communauté urbaine de Strasbourg, régions Alsace et Ortenau) et les exploitants (CTS, SNCF et TGO) concernés des deux côtés de la frontière. 36 000 personnes empruntent quotidiennement la ligne 21 qui relie Strasbourg à Kehl, de l’autre côté du Rhin. « Cette ligne connaît une forte croissance avec une fréquentation en hausse de 65 % en 5 ans, souligne Jean-Philippe Lally, directeur général de CTS. Mais les bus ne disposent pas de voirie réservée et le service n’est pas toujours optimum. D’où le projet d’extension de la ligne D du tram. »
En 2016, 970 m de ligne nouvelle permettront de relier l’est de Strasbourg à la gare de Kehl en tramway. Un chantier de 40 M€. Côté allemand, la ligne sera même étendue jusqu’à la mairie de Kiel. Chaque collectivité finance les travaux sur son sol et la moitié du pont. « CTS a été choisi comme maître d’ouvrage jusqu’au milieu du Rhin dans le cadre de la concession, puis comme entreprise générale en Allemagne, explique Jean-Philippe Lally. Reste à définir le contrat exact d’organisation de l’exploitation. »
On aurait pu croire que les projets se complexifieraient encore un peu plus avec un pays hors Union européenne. Il n’en est rien. Quatre lignes circulent entre la France et Genève. « Notre première difficulté était d’ordre juridique, se souvient Patrice Vivier, directeur de l’ingénierie des transports et de la mobilité au conseil général de la Haute-Savoie. En effet, le transfrontalier n’était pas de la compétence du département. Mais l’accord de Karlsruhe a permis la création de GLTC, groupement local de coopération transfrontalière. Nous nous sommes appuyés sur ce statut pour créer un établissement public autonome. Nous avons recruté un secrétaire à Annemasse, ce qui n’est pas neutre car le droit qui s’applique est celui du siège, et nous avons lancé nos trois premières lignes en 2007. » La DSP de ces lignes a été confiée à Veolia. Une 4e ligne, créée en 2011, est exploitée par la RATP. La ligne la plus fréquentée assure 214 000 voyages par an et génère 771 000 € de recettes, soit un taux de couverture de 64 %. Une autre ligne atteint même 75 % de taux de couverture. Les subventions sont calculées au prorata du nombre de kilomètres parcourus sur le territoire. « Un enjeu majeur est désormais d’uniformiser les grilles tarifaires, déclare Patrice Vivier. Nous avons cinq tarifs en Haute-Savoie, contre 300 en Suisse! Un bureau d’études a été mandaté, mais les difficultés sont nombreuses. En Suisse, le tarif junior est valable jusqu’à 16 ans, contre 18 ans en France. Et un problème encore plus important vient de surgir: Les Genevois ont adopté un référendum d’initiative populaire qui permet de geler les tarifs des transports en commun! »
Pour Olivier Denert, secrétaire général de la Mission opérationnelle transfrontalière, les montages juridiques qui s’opèrent pour monter des lignes entre deux États resteront compliqués, le droit et les compétences des collectivités variant selon les différents pays.
Qu’est-ce que la Mission opérationnelle transfrontalière?
Il s’agit d’une agence gouvernementale créée en 1998 par un comité interministériel. Cette création devait répondre au constat des difficultés des États et des collectivités à nouer des projets transfrontaliers. Notre association compte 60 adhérents, avec une majorité de collectivités françaises. Mais on trouve aussi des collectivités étrangères, des États comme le Luxembourg et l’Andorre, de grandes entreprises comme la SNCF ou Veolia, et des fédérations comme l’Agence de l’urbanisme. Notre équipe technique à Paris est composée de dix personnes qui parlent dix langues différentes. Notre association est actuellement présidée par Michel Delebarre.
Quelles sont vos missions?
Notre première mission est d’aider les États à mettre en place des projets transfrontaliers. C’est pourquoi 65 % de notre financement est attribué par la Datar*, la Caisse des dépôts et les ministères de l’Intérieur et des Affaires étrangères. Notre budget est également assuré par les cotisations des adhérents et les services que nous pouvons rendre. L’assistance à projet constitue notre 2e mission. Nous réalisons par exemple des études de gouvernance ou de faisabilité. Notre 3e mission est la mise en réseau et la diffusion d’informations. Nous disposons d’un site Internet qui sera prochainement refait à neuf, d’une revue de presse, d’une newsletter, de séminaires… Enfin, notre dernière mission a une envergure européenne. Nous établissons des relations avec d’autres pays de l’Union européenne. Nous sommes par exemple à l’origine de la création d’une Mot en Hongrie.
Les montages juridiques pour créer des lignes de transport transfrontalières sont souvent longs et fastidieux. Le droit pourrait-il évoluer pour permettre une contractualisation plus facile?
Jusqu’en 2002, il était illégal pour une AOT de financer une ligne transfrontalière. Nous avons obtenu des avancées et désormais cela est faisable. Mais depuis, les choses évoluent peu. Il faut à chaque fois passer par un montage juridique ou une convention qui nécessitent de longues discussions. Le point de passage obligé reste l’État qui donne l’autorisation d’exploiter une ligne.
Existe-t-il un modèle à suivre?
Il ne peut y avoir de modèle à suivre car toutes les situations sont différentes. Et le droit, comme les compétences des collectivités, est différent selon que l’on se trouve en Belgique, en Italie, en Espagne… Il existe aussi des initiatives d’entreprises privées, mais elles demeurent assez rares.
Quels sont les points d’achoppement le plus souvent rencontrés?
La compréhension des systèmes juridiques pose souvent problème. Et les cultures de transport public ne sont pas forcément les mêmes chez nos voisins. La Suisse et l’Allemagne disposent d’un fort maillage ferroviaire et ont mis en place le cadencement depuis bien longtemps. En Belgique, ce sont souvent des opérateurs publics qui exploitent les réseaux de transport. On comprend donc que les approches vont être différentes.
Le transport transfrontalier connaît-il un essor important?
On ne constate pas l’explosion de nouvelles lignes de bus, ni de cars. Certains projets, entre la Côte d’Azur et l’Italie, ou entre Bayonne et Saint-Sébastien, sont de véritables serpents de mer. La tendance actuelle est plutôt à la mise en place de lignes de tramway. Des projets sont en cours entre Mulhouse et Bâle, Strasbourg et Kiel, Annemasse et Genève.
Propos recueillis par Yann Buanec
* Délégation interministérielle à l’aménagement du territoire et à l’attractivité régionale.
