Réglementation Exempt de métiers trop durs, le transport public paiera peu pour la pénibilité. Mais l’instauration du compte pénibilité est-il compatible avec le congé de fin d’activité dans l’interurbain? Et dans l’urbain, le métier de conducteur restera-t-il non-pénible?
C’est un peu le bazar! » À Chevreuse dans les Yvelines, la directrice adjointe des ressources humaines du groupe Savac exprime, sur les débuts du compte pénibilité depuis le 1er janvier, un sentiment que toute la profession pourrait partager. Et pas seulement à cause de la complexité de la loi imaginée par le gouvernement.
D’abord, évidemment, le sujet, en soi est ardu. La « grande réforme », selon le mot du président de la République lors de ses derniers vœux, si elle relève d’un génie bien français d’enrichir sans cesse son modèle social et consiste à traduire en points de retraite la pénibilité au travail, elle n’est pas simple à concrétiser. Preuve parmi d’autres, il a fallu plus de dix ans pour la mettre en forme, cette réforme.
En 2003, François Fillon repousse l’âge du départ en retraite. Logiquement, il est alors envisagé d’en soulager ceux qui ont subi un travail pénible. Le principe est posé, les partenaires sociaux n’ont plus qu’à négocier. Les gouvernements successifs tâtonneront pour jeter les bases de l’estimation de cette pénibilité, puis de sa transformation en jours, mois de retraite anticipée et autres solutions pour les salariés usés.
Exit, dans un premier temps, la référence à l’espérance de vie en bonne santé qui diffère selon les professions. Sept ans de moins en moyenne pour un ouvrier par rapport à un cadre. L’indicateur, sans doute le plus juste, est jugé trop collectif, le système trop coûteux. En outre, il conduit à des départs automatiques. Les entreprises n’en veulent pas. Exit ensuite l’exigence, dans la réforme portée par Éric Woerth en 2010, d’un taux d’incapacité minimum de 20 % pour déclencher les nouveaux droits. Trop restrictive pour les syndicats! Mais à cette occasion, les dix sortes de pénibilité sont définies et le chemin s’ouvre vers l’individualisation des situations. C’est avec la loi sur les retraites de Jean-Marc Ayrault, en janvier 2014, que le compte personnel de pénibilité est véritablement créé, en même temps qu’une véritable logique de prévention remplace celle de la réparation des dégâts. Les entreprises doivent remplir une fiche d’exposition aux risques, après mesures de protection, pour chaque salarié qui y est soumis.
Les préconisations, en juin 2014, de l’ancien DRH du groupe Renault, Michel de Virville, sur la mise en œuvre de ce compte servent de base aux décrets d’application publiés en octobre. Les dix formes de pénibilité de 2010 sont là: le travail de nuit, répétitif, en équipes alternées, à des températures extrêmes, dans des milieux hyperbares (sous pression atmosphérique élevée), bruyants, le port de charge, les postures pénibles, les vibrations mécaniques et la présence d’agents chimiques.
Les seuils de fréquence et d’intensité à partir desquels le travail est considéré comme pénible sont établis: Entre 24 heures et 5 heures du matin et 120 nuits par an au minimum pour le travail de nuit, À partir de 15 kg pour le port de charge et 600 heures par an. Les entreprises cotisent 0,01 % de leur masse salariale globale. Celles qui font des travaux difficiles, un peu plus: 0,1 % (0,2 % à partir de 2017) de la masse salariale des salariés exposés à un risque, le double pour un plus grand nombre. Dès que 25 % de leurs salariés sont touchés, les entreprises ont l’obligation de négocier un accord spécifique de prévention avec les organisations syndicales. Les salariés, eux, accumulent quatre points par an s’ils sont exposés à un risque, huit si c’est plus. Ces points se traduisent d’abord en heures de formation à un emploi non exposé ou moins exposé, puis à des compensations financières pour réduction du temps de travail, enfin à des trimestres de cotisation pour la retraite. Ces comptes personnels de pénibilité sont gérés par la caisse nationale d’assurance vieillesse des travailleurs salariés (CNAVTS) qui passe ensuite le relais aux caisses d’assurance retraite et de la santé au travail (CARSAT).
Cette nouvelle mécanique effraie les patrons. Le MEDEF, la CGPME sont remontées. Dans le transport aussi. En mai, toutes les fédérations patronales appellent à la mobilisation contre la loi. En novembre encore, après son rejet par le Sénat, elles appellent les députés à en faire autant. « Outil complexe et inapplicable », déclare la FNTV. Elle dénonce l’accroissement des charges administratives, le risque de multiplication des contentieux avec les salariés, l’augmentation du coût du travail, quand il faut le baisser. À plusieurs reprises, le Premier ministre Manuel Valls tente de rassurer. L’application de la loi, prévue au 1er janvier 2015, est partiellement reportée d’un an. Quatre critères seulement (le travail de nuit, en équipes alternées, répétitif et en milieu hyperbare) sont à mesurer en 2015. Les autres le seront en 2016. Pas de déclaration obligatoire avant le 1er janvier 2016, pas de cotisation avant 2017.
Puis, Manuel Valls demande à Michel de Virville de trouver par branche « des appréciations plus collectives des situations de pénibilité, moins individualisées, plus simples à suivre pour les entreprises. » Il doit faciliter l’appréhension des six « critères » restant en 2016, dont les indigestes postures pénibles. Il présentera ses conclusions à Manuel Valls en juin. Le Premier ministre confie aussi une mission de simplification à un chef d’entreprise, Gérard Huot, et au député de Saône-et-Loire, Christophe Sirugue. Thierry Mandon, le secrétaire d’État à la Réforme de l’État et à la simplification, s’est mêlé au débat en jugeant que huit ou neuf critères pourraient suffire pour « sortir de la situation de blocage ». L’impression de bazar vient aussi de ce que le gouvernement ne semble pas parvenir à calmer la contestation. « Nous continuons de demander l’abrogation de la pénibilité parce que nous pensons que c’est un mauvais signe envoyé aux entreprises dans le contexte actuel », confirme Michel Seyt, le président de la FNTV, en ligne avec le MEDEF et de la CGPME.
Cette position correspond aux remontées de terrain. Dans les entreprises, 2015, même si c’est une année blanche pour la pénibilité, commence dans un certain désordre. Difficile d’établir la fameuse fiche d’exposition aux risques, même sur les quatre premiers! La circulaire précisant son contenu n’est pas sortie! Retard confirmé à la caisse nationale d’assurance vieillesse (CNAVTS). Aucune date de publication n’est même programmée. « Comme aucune déclaration n’interviendra en 2015, les détails nous serons sans doute transmis en décembre. Il faudra remplir ces fiches à toute vitesse et nous paierons des pénalités si nous ne l’avons pas fait », s’effraie la directrice adjointe des ressources humaines à la Savac. Elle redoute que la tâche ne se complique, comme pour un bulletin de salaire. Ces craintes se retrouvent moins dans les grands groupes. « Bien sûr, il faut analyser le travail effectué par chaque salarié, alors que les services des ressources humaines sont déjà débordés. Mais, le travail commencé en 2011 se poursuit, explique Benoît Juéry, directeur du département des affaires sociales de l’UTP (Union des transports publics et ferroviaires). Dès 2011, nous avions édité un guide d’application de la loi. L’instauration du compte personnel de pénibilité n’a modifié que les seuils et non les facteurs de risques eux-mêmes. Il était déjà prévu qu’une fiche de suivi soit à réaliser. »
Plus que dans la gestion du compte personnel de pénibilité, le secteur du transport public est rassuré par le fond des choses. « J’ai eu énormément peur de l’usine à gaz à inventer pour suivre le travail de chaque salarié, et que la pénibilité devienne un point d’affrontement supplémentaire avec les employés. Au final, à ce jour, aucun d’entre eux ne rentre dans les critères de pénibilité », souffle Benjamin Constant, directeur administratif et financier du groupe Verdié à Rodez. Il estime qu’il en sera de même pour la plupart des PME du transport de voyageurs. Comme beaucoup d’autocaristes et de responsables de réseaux urbains, il s’inquiétait principalement de l’impact du travail de nuit. Mais aucun conducteur n’accomplit 120 nuits par an dans le tourisme. Dans l’urbain, les conducteurs au travail entre 24 heures et 5 heures du matin sont encore rares. « À Cahors, nous terminons à 22 heures et redémarrons à 6 heures. » Même constat à Rouen, à l’autre bout de la France. « Pour cette année, nous sommes très peu concernés, le réseau s’arrête plus tôt et redémarre plus tard », explique Stéphane Bonnot, directeur délégué de la CTAR, filiale de Transdev. Le groupe va lui transmettre les outils de mise en place du compte personnel de pénibilité dans le courant de l’année. Hors groupe, à Toulouse, dans la régie Tisséo, la lecture des décrets d’application a si peu inquiété que l’« on est encore en phase d’étude, on n’a pas avancé dans la démarche ».
En 2016, il faudra examiner les vibrations mécaniques transmises au corps des conducteurs, les postures pénibles, la présence d’agents chimiques et le bruit pour les mécaniciens dans les garages. « Plus de 80 décibels, plus de 600 heures par an, personne ne subit cela dans nos ateliers. De la même façon, les bras en l’air, dans les garages, plus de 900 heures par an, je n’y crois! Pour l’utilisation des produits chimiques, il faudra attendre la description des dangers dans l’arrêté du ministère de la santé. Là, je n’ai pas les moyens de mesurer. Cela peut devenir compliqué », reconnaît Benjamin Constant. La FNTV a fait faire des études. Dans les bus et les cars, les vibrations n’atteignent pas le seuil de 0,5 m/s2 pour les conducteurs. « La profession a déjà fait un énorme travail sur les conditions de travail. Nous sommes convaincus que le transport routier de voyageurs est très peu concerné par la pénibilité », estime à présent Michel Seyt. Aucune entreprise du secteur ne devrait, en raison d’une proportion de plus de 25 % des salariés exposés, ouvrir de négociation. Tout en continuant de contester le principe de la loi, la FNTV travaille donc, avec la branche transport, à obtenir l’application la plus simple possible. « Et juridiquement sécurisée en faisant, par exemple, en sorte que les fiches d’exposition soit opposables devant un tribunal, face à toute contestation d’un salarié », précise Herveline Gilbert-Perron, secrétaire générale de l’Union des fédérations de transports (UFT).
Mais une fois cette phase de mise en œuvre digérée, le transport public doit articuler la pénibilité au reste de son arsenal social. « La profession fait beaucoup dans l’accompagnement social de ses salariés. Il faudra comptabiliser l’effort réalisé avec le congé de fin d’activité dans la pénibilité », signale Michel Seyt. Il est question, là, de vérifier comment les points du compte personnel de pénibilité vont se traduire en avantages pour les salariés, en tenant compte de ceux qui existent déjà. André Milan, le secrétaire général de la fédération transport de la CFDT en est là aussi. « La pénibilité, c’est un progrès, mais dans le transport public, la réforme gouvernementale ne va pas tout bouleverser. Elle a simplement une place à prendre dans l’architecture sociale existante: mutuelles, prévoyance, retraite, etc. Nous venons d’adapter le congé de fin d’activité, crucial pour l’attractivité du métier de conducteur et pour la gestion des effectifs. La pénibilité devra pérenniser ce congé de fin d’activité, pas le mettre à mal. Il ne faut pas de déséquilibre financier, sinon, la partie patronale va le remettre en cause. »
Une négociation de branche doit donc s’engager. Problème, elle est bloquée par le conflit salarial chez les routiers. Architecture pour architecture, celle à revoir en priorité concerne leur rémunération. La pénibilité ne figure même pas à l’ordre du jour du 5 mars, date de la prochaine rencontre de branche. Pourtant, apanage du transport interurbain (avec le transport de marchandises, mais pas de l’urbain), le recours aux congés de fin d’activité va s’accroître avec l’augmentation des périmètres de transport induit par la réforme territoriale. Représentant 30 à 40 % du transport urbain, la sous-traitance sous convention collective interurbaine va s’étendre avec la desserte de zones moins denses. Pas question toutefois d’étendre le congé de fin d’activité à l’urbain. « Dix jours de grève en 2001 sur cette question et nous n’avons pas donné suite, indique Benoît Juéry de l’UTP. Cela coûte excessivement cher et ce n’est pas le sens de l’histoire. Force est de constater que l’avenir est plutôt à l’allongement de la durée du travail, contrebalancée par la sécurisation des parcours professionnels ». André Milan propose plutôt de faire progresser le traitement de la pénibilité dans le cadre de la prévention des conflits, ou par le biais de nouveaux critères sociaux et environnementaux pour la qualité des services, à faire figurer dans les appels d’offres.
À la CGT, on travaille plutôt sur une plus grande reconnaissance de la pénibilité du métier de conducteur. Elle enquête dans les réseaux où elle est présente (128 sur les 166 de l’UTP en France) sur le danger croissant des parcours urbains pour la santé des conducteurs. Dans les bus comme dans les tramways.
Avec en ligne de mire, l’an prochain, une conférence nationale CGT sur la pénibilité dans les transports. « Les vibrations des bus, les chaussées urbaines de plus en plus accidentées, usent les corps prématurément. Parmi les 55 à 60 ans, 70 % se mettent en arrêt maladie. Avec notre enquête, nous aurons la légitimité pour souhaiter, dans la branche, aller au-delà des décrets à minima de la loi », explique Richard Jaubert, secrétaire général du transport urbain. Des questions que, du côté patronal, on souhaite traiter par la prévention, davantage qu’en agissant sur le compte personnel de pénibilité.
Les nouvelles règles du dialogue social autour de la santé au travail fonctionnent déjà bel et bien.
