Enquête Primes qui explosent, provisions extravagantes, dossiers refusés: le transport public est devenu le mouton noir des assureurs. Le gouvernement est alerté. Le monde de l’assurance, pour le moment, tend l’oreille.
« En vous remerciant de toute l’attention que vous pourrez apporter à ce courrier… » La lettre de la FNTV (Fédération nationale des transports de voyageurs) à Emmanuel Macron, ministre de l’Économie, date d’il y a trois semaines. Le mécontentement est monté fin 2014. « Certaines entreprises ne trouvaient plus d’assureurs », raconte Ingrid Mareschal, secrétaire générale de la FNTV. Dernière étape d’une dégradation, surtout depuis trois ans, des relations entre le monde de l’assurance et celui du transport public où se mêlent approximations économiques, fantasmes et craintes de réformes politiques, au point que la FNTV a décidé de lancer une opération vérité sur la « sinistralité » du secteur, afin de « rendre proportionnelles la sinistralité et les primes », dixit Ingrid Mareschal. Puis, plus largement, pour se faire mieux entendre. « Cette problématique, à laquelle est confronté l’ensemble de nos entreprises, pourrait à terme avoir une incidence sur l’exécution des services publics de transport », avertit la FNTV dans sa lettre au ministre.
Le constat le plus communément partagé, du plus petit transporteur scolaire aux grands groupes (Keolis, Transdev, RATP), est l’augmentation des primes annuelles. La FNTV donne une fourchette de 10 à 25 %. « 34 % l’an dernier, s’insurge Daniel Meyer, du groupe Daniel Meyer à Montlhéry dans l’Essonne. Dans le langage des assurances, j’affiche une fréquence de voyages importante. Francilien, je fais beaucoup de périurbain. Pourtant, les embouteillages, ce n’est pas risqué. Mes autobus et mes autocars avancent en moyenne à 25 km/h. Pas de quoi craindre outre mesure l’accident grave. Mais il y a beaucoup de voyages. La fréquence génère le risque, se disent les assureurs! » Le groupe Daniel Meyer n’est pas un tout petit transporteur: 260 véhicules. Les assurances lui coûtent 100 000 euros de plus cette année. Bien qu’il soit vigilant. Il renégocie ses contrats depuis 2011 et a même embauché un risk manager (gestionnaire des risques) pour ça.
Plus important que Daniel Meyer (1 600 véhicules), le groupe Fast, de La Roche-sur-Yon en Vendée, constate la même inflation des primes. Il est client de deux compagnies d’assurance, 85 % de son parc chez AXA, 15 % chez Covea. « Notre contrat principal, avec AXA, se poursuit dans des conditions correctes, explique François-Xavier Castric, le directeur général. Mais c’est en partie dû à notre très ancienne relation. »
Encore plus important, le groupement Réunir (8 600 cartes grises), déstabilisé par les difficultés financières récentes de son assureur depuis trois ans, la Mutuelle des Transports Assurance (MTA), a décidé d’en trouver un autre pour 2016. « On a changé à un bon prix, mais c’est uniquement parce que l’on pèse. Pour plusieurs millions d’euros de primes par an, quand un assureur présente une hausse, nous arrivons à négocier. Un transporteur lambda, plus petit, aurait d’énormes difficultés à le faire », constate Ludovic Bouhier, à la tête de Réunirassurance, le courtier interne au groupement.
L’une des raisons de l’augmentation récente et générale des primes n’a rien à voir avec le secteur des transports. C’est l’Europe, le programme Solvabilité 2. Suite à la crise financière de 2008, il s’agit des contraintes de prudence financière plus sévères, imposées aux compagnies d’assurances comme aux banques et aux mutuelles. Mais en dehors de ce facteur européen, le mode de fixation des primes d’assurance paraît désormais très problématique aux transporteurs de voyageurs, quelle que soit leur taille. « Nous sommes dans le collimateur des assureurs. L’une des conséquences est leur approche bien trop globale de notre sinistralité et de nos risques de dommages corporels. Je m’attache donc toujours, avec eux, à d’abord bien les séparer », indique Christian Guionnet, directeur des assurances du groupe Transdev.
Les compagnies d’assurances perçoivent en effet le transport de voyageur comme un tout. Or, les risques ne sont pas les mêmes, par exemple, pour les autobus et les autocars. En cinq ans, de 2008 à 2013, le nombre d’autobus et d’autocars n’a pas beaucoup bougé: 27 000 pour les autocars, de 68 000 à 66 000 pour les autobus, et dans tous les cas, la sécurité pour les personnes est meilleure. Le nombre d’accidents corporels a baissé de 729 à 350 pour les autocars, de 1 529 à 1 246 pour les autobus. Logiquement, le nombre de blessés a décru dans les autocars (de 212 à 121) et dans les autobus (de 553 à 469).
La situation des deux flottes de véhicules n’est pas la même et cela devrait conduire à des primes d’assurances variant selon la part de d’autobus et d’autocars chez un même transporteur. Il y a par exemple 3,6 fois plus d’accidents corporels en autobus qu’en autocar et 3,9 fois plus de blessés (4,9 fois plus de blessés légers). Mais les compagnies d’assurance estiment, en dépit de la baisse des accidents et des blessés, qu’elles font face dans ce secteur à un risque croissant. Dans les faits, elles se focalisent sur le nombre de blessés dans les autobus et sur la gravité des blessures, effectivement plus importantes – il y a plus souvent de morts dans les autocars.
Leur calcul repose en partie sur des raisons objectives, notamment sur la hausse générale du coût des soins et de l’indemnisation de la perte d’activité consécutive à une blessure. Il y a quelque chose de typiquement hexagonal là-dedans. Depuis la loi Badinter de 1985, les blessés de la route sont indemnisés sans plafonnement, donc à la discrétion des juges. Les transports publics peuvent être rendus responsables dès lors qu’ils sont impliqués dans l’accident, sans forcément qu’il y ait eu faute de leur part. « La justice a eu tendance à étendre l’application de cette loi à tous les cas possibles, ce qui joue en défaveur des transports publics », remarque Christian Guionnet. Tous les transporteurs constatent le nombre de chevilles tordues et de coudes cognés qu’ils ont eu à indemniser. Les assureurs ont finalement des raisons de s’inquiéter du nombre de blessés dans les transports urbains.
Du côté de l’interurbain, les cas, rares mais spectaculaires, d’accidents de cars avec des morts et des blessés restent dans l’esprit (et dans les comptes) de tous. Des millions d’euros d’indemnités peuvent s’en suivre. « Un seul accident grave et j’en prends pour 20 ans de primes », expliquent volontiers certains assureurs aux transporteurs. Tout cela conduit à l’explosion d’une part très spécifique des primes: les provisions pour risques graves. « Les assureurs ont leur marge d’interprétation sur les sommes à provisionner. Chacun agite ses chiffres massue. Dans tous les cas de figure, ce sujet ne peut pas se discuter avec eux », observe Christian Guionnet chez Transdev.
L’ampleur de ces provisions prend de plus racine dans la crainte de l’harmonisation des indemnisations sur le territoire, projetée par la garde des Sceaux, Christiane Taubira. Les assureurs ont chiffré ce surcoût à 1 milliard d’euros. Ils sont soupçonnés de les anticiper dans leurs primes actuelles.
Cette pratique de la provision, Daniel Meyer la dénonce, même à propos des dégâts matériels. Pour les traiter dans son entreprise, il a négocié une convention de franchise avec ses assureurs. En gros, en dessous de 1 500 euros, il paie lui-même la réparation. Mais dans la pratique, c’est l’assureur qui paie la réparation et lui refacture la franchise. « Le problème, c’est qu’au moment de déterminer le montant de ses provisions, l’assureur ne tient plus compte de cette franchise, seulement du risque total. Et l’on se retrouve à payer des provisions sur tous nos risques, même matériels. Année après année, je me suis rendu compte, en demandant les comptes sur les années antérieures, que l’assureur ne déboursait pour moi au final que 10 % des sommes qu’il avait provisionnées. »
L’explosion des primes d’assurance est le résultat d’un autre phénomène contre laquelle les transporteurs se sentent désarmés: la disparition progressive des assureurs dans leur secteur. « Il n’y a plus guère qu’AXA, du moins pour les petites entreprises », indique Daniel Meyer. L’année 2011 a marqué les esprits, quand Groupama s’est retiré. Mais il y a eu beaucoup d’autres départs: Generali, GAN, Covea et Allianz, le leader mondial. Le retrait ne se fait pas brutalement. À La Roche-sur-Yon, chez Fast, François-Xavier Castric continue d’assurer 15 % de son parc chez Covea. Mais les compagnies d’assurance ne prennent plus de nouveaux contrats. Même les grands groupes s’alarment de cette situation. « Quand je lance un appel d’offres, j’aimerais dix propositions, je me contenterais d’en recueillir cinq, et je n’en ai que deux », raconte Christian Guionnet, chez Transdev.
Les assureurs étrangers ne sont pas toujours intéressés, compte tenu notamment de la loi Badinter et du non-plafonnement de l’indemnisation. Cette désertion du monde de l’assurance pose problème à tous. « Nous sommes tout simplement à la merci d’un assureur qui veut augmenter fortement ses prix », souligne François-Xavier Castric. Christian Guionnet de Transdev s’est récemment retrouvé face à seulement deux candidats, AXA et l’américain AIG. Tous deux ont des stratégies très opposées et les connaissent parfaitement. Chez AXA, c’est: « j’assure tous vos risques. Pas de franchises, que des primes », mais elles sont conséquentes. Chez AIG, c’est exactement le contraire: « des franchises significatives, mais des primes bien moins élevées. On ne peut pas dire, dans ces conditions, que je puisse beaucoup faire jouer la concurrence! »
Devant cette situation générale pour le moins inquiétante, certains, comme Daniel Meyer, ont bien des solutions: « Plus que tout autre chose, en France, nous avons un gros problème de mutualisation, estime Daniel Meyer. Pourquoi ne pas considérer que les accidents graves font partie d’un risque routier global, à partager avec tous les utilisateurs de la route? Et si l’on veut faire du social par le biais de l’indemnisation des accidentés, que la collectivité y contribue à travers un fonds de garantie abondé par l’État. Parce que tout de même, on est en train de libéraliser l’autocar en France, mais c’est une activité dont les assureurs nous disent qu’elle est trop dangereuse pour pouvoir être assurée! »
Daniel Meyer fait partie du groupe de travail mis en place par la FNTV depuis janvier pour plancher sur l’ensemble du problème. Un dialogue s’est ouvert avec le monde de l’assurance. Une rencontre a eu lieu le 11 mars avec la Fédération française des sociétés d’assurances (FFSA). Elle a constaté, avec la FNTV, le petit nombre de compagnies d’assurance dans le transport public de voyageurs et la hausse des cotisations. D’autres rencontres sont prévues. « Le problème a été simplement posé. Il est encore bien trop tôt pour nous exprimer sur le sujet », explique la FFSA.
Du côté de la FNTV, derrière l’objectif affiché de rendre les primes proportionnelles à la sinistralité, deux pistes de réactions sont évoquées: la création d’une compagnie d’assurance propre à la Fédération, la création par la profession d’une mutuelle des plus gros risques pour mettre fin à l’explosion des provisions pour risques graves, et la mise en place d’un service de conseil actif aux adhérents sur le sujet de l’assurance.
Avant ces actions, la FNTV mène une enquête parmi les transporteurs pour faire le bilan exact de la sinistralité du secteur. Pour Christian Guionnet, il y a beaucoup d’objectivité à introduire et à proposer aux assureurs dans l’analyse de la sinistralité. Comme tous les transporteurs sont loin de présenter le même profil de risque, les compagnies d’assurance doivent adapter leurs tarifs.
Il est rejoint sur ce point, avec passion, par Ludovic Bouhier de Réunirassurance. Le groupe Réunir met en avant sa culture et ses résultats, bons et anciens, en matière de prévention, grâce à la certification Afnor obligatoire de tous ses adhérents et la formation continue de ses conducteurs. Le groupement met bientôt à la disposition de ses membres un site internet leur permettant de connaître en temps réel la sinistralité de leur entreprise. « Une approche d’assureur sur notre exposition au risque », explique Ludovic Bouhier.
Au sujet de la trop faible concurrence dans le secteur, la FNTV sait qu’en dernier recours, elle en appellera à l’Autorité de la concurrence. Mais c’est une question qu’elle examinera d’abord avec les assureurs eux-mêmes, puis avec le gouvernement. Christian Guionnet suggère qu’« il faut trouver les bonnes manettes pour la rouvrir ».
Un précédent inspire pour le moment les transporteurs. C’est celui, il y a quelques années, des obstétriciens qui, devant les craintes de procès en responsabilité en cas de problèmes aux accouchements, ne trouvaient plus où s’assurer. L’intervention des pouvoirs publics auprès des assureurs avait porté leurs fruits et le problème avait été résolu. Les transporteurs vont peut-être en demander autant.
