Mobilité 2.0 Forts de nombreux atouts, les outils numériques dédiés au transport de voyageurs s’imposent doucement en France.
Cependant, force est de constater que leur développement comporte des risques, tant au niveau économique que social.
À l’ère informatique, les transports publics subissent depuis quelques années une mutation sans précédent: celle de l’avènement de la mobilité numérique. L’association de deux nouveaux concepts dans l’histoire des déplacements marque un changement bien moins anodin qu’il n’y paraît. Tout d’abord, « la notion même de mobilité, qui s’est récemment imposée face au mot transport, marque une rupture, estime Georges Amar, consultant en mobilité et prospective
Mais concrètement, comment fonctionne la mobilité numérique, et avec quels outils? À y regarder de plus près, cette nouvelle forme de déplacement pourrait s’apparenter aux évolutions qu’a connues le téléphone mobile. D’abord initialement conçu pour téléphoner en se déplaçant, il est devenu smartphone et propose désormais une palette d’applications et d’outils variés visant à répondre aux besoins et aux envies des utilisateurs.
Dans le cas de la mobilité numérique, ces outils proposent des services tant à destination des usagers qu’au niveau du fonctionnement même des réseaux de transport. Pour les voyageurs, il est possible de les classer selon trois types principaux. Il y a d’abord la billettique, de plus en plus sans contact, qui permet à l’usager d’utiliser différents supports pour valider son titre (un passe, un smartphone, une carte bancaire, etc.), et qui a l’avantage de lui permettre de circuler sur différents modes de transport, sur différentes zones, etc.
Autre outil principal, les SIM (systèmes d’information voyageurs) en temps réel qui peuvent être embarqués (panneau d’affichage dans les bus par exemple), disposés aux arrêts et dans les stations ou disponibles dans la poche des voyageurs, sur leur smartphone. Ils indiquent les horaires de passage des prochains bus, envoient des alertes en cas d’incident, proposent des calculateurs d’itinéraires multimodaux, etc. De plus en plus de solutions visant à améliorer le confort lors des déplacements ou de l’attente sur les quais voient le jour. Par exemple à Lille, Bibliomobi permet de télécharger gratuitement des livres sur son téléphone (voir encadré).
Les outils liés au fonctionnement des réseaux peuvent être de différents types. Le SAE (système d’aide à l’exploitation) par exemple propose une pléthore de solutions facilitant la gestion d’un réseau, telles que la géolocalisation des véhicules en temps réel, la surveillance dynamique des correspondances, etc. D’autres peuvent assister les agents dans leur travail. La SNCF a ainsi mis en place Accelio, un outil de contrôle des billets à bord des TGV, TER et Franciliens qui fonctionne grâce à des terminaux transportables par les contrôleurs.
Bien sûr, ces nouvelles solutions ont de multiples avantages. Elles peuvent notamment fidéliser le client. Selon Hugues Charpentier, manager spécialiste du secteur transport au sein du cabinet de conseil Solucom: « En fournissant une information voyageurs de qualité, cela permet de mieux gérer les flux d’usagers, de mieux maîtriser l’exploitation et de favoriser le report modal en fidélisant les clients. »
La billettique quant à elle offre la possibilité d’une tarification intégrée et multimodale. « Elle peut aussi permettre de réduire la fraude qui reste le nerf de la guerre des opérateurs. En effet, 55 % des clients voyagent occasionnellement en fraudant, mais seulement 7 % fraudent volontairement (les autres n’ont pas trouvé le distributeur, sont pressés, etc.). La mobilité numérique peut diversifier les canaux de distribution et donc être un facteur pour diminuer la fraude », explique le manager.
Ces atouts ont été bien compris par une large majorité d’acteurs hexagonaux du transport. Les autorités organisatrices de transport (AOT) ont su s’investir dans le développement de billettiques sans contact, notamment dans les grandes villes, et dans des systèmes d’information multimodaux (SIM). Aujourd’hui, ils « couvrent plus de 80 % du territoire », indique Frédéric Neveu, vice-président de l’agglomération de Saintes, élu référent du Gart (Groupement des autorités responsables de transport) en charge des questions de billettique et des systèmes de transport intelligents, et président du comité d’orientation de l’Agence française pour l’information multimodale et la billettique (AFIMB).
Au niveau des opérateurs, notamment les plus gros, les yeux sont aussi tournés vers le numérique. Ainsi le 15 avril, Keolis a annoncé qu’il avait choisi d’investir, pour les trois ans à venir, 30 millions d’euros dans ce domaine. De même, la filiale de la SNCF s’est lancée dans la création d’une entité, Solutions et services, opérationnelle dès le 5 mai 2015 et dédiée à ce type de solutions innovantes. De son côté, le groupe Transdev a mis en place une vraie stratégie « qui se développe sur trois axes, explique Yann Leriche, directeur de la performance chez l’opérateur, celle de travailler à offrir aux passagers une expérience des transports qui soit la plus performante possible […]; ensuite d’avoir un nouveau business model en offrant des services qui n’existaient pas avant […] et enfin, offrir la performance opérationnelle à nos clients en leur proposant le meilleur service au meilleur coût », grâce à l’utilisation de solutions numériques. Les deux groupes ont par ailleurs développé des partenariats avec des startups innovantes dans le but d’aller toujours plus loin en termes d’idées. Startups qui font partie des acteurs très actifs dans le développement de la mobilité 2.0 de l’Hexagone. La plateforme de covoiturage BlaBlaCar (voir encadré), ou encore Ubi Transports, une société mâconnaise proposant des solutions de systèmes d’aide à l’exploitation et de billettique, et qui vient d’ouvrir de nouveaux locaux aux États-Unis, sont autant d’exemples de réussite.
Au niveau de l’État, là aussi des choses ont été faites. En février 2014, Frédéric Cuvillier, alors ministre des Transports, avait annoncé plusieurs mesures pour favoriser les déplacements connectés. Parmi elles, figuraient notamment le lancement d’un débat national sur l’ouverture des données et la réalisation prévue pour cette année d’un calculateur d’itinéraire à l’échelle nationale. Cependant, cet engouement porté par Frédéric Cuvillier semble, aux yeux du Conseil économique, social et environnemental (CESE), s’être quelque peu essoufflé. Dans un projet d’avis adopté le 14 avril dernier et portant sur les mobilités numériques, les rapporteurs ont notamment pointé le manque d’implication de l’État sur le sujet.
Pour autant, malgré l’implication plus ou moins grande des différents acteurs, force est de constater que tout n’a pas encore été fait à l’échelle nationale. La raison? Beaucoup d’incertitudes, inconvénients ou risques perdurent. Au niveau des inconvénients figure le coût prohibitif de certaines solutions. Comme l’explique Frédéric Neveu (Gart/AFIMB): « Si les SIM ne sont pas très onéreux (entre 50 000 et 100 000 euros pour une ville moyenne), les systèmes billettiques sont nettement moins abordables. Pour une collectivité de 50 000 habitants par exemple, il faut débourser autour de 500 000 euros. » À ces sommes, qui peuvent être importantes, s’ajoute un autre problème de taille selon l’élu: « Les technologies nouvelles ne sont pas toujours éprouvées à 100 % et l’on ne peut pas toujours savoir si elles ne seront pas mises au rebut au bout de trois ans. » Résultat, certaines AOT hésitent parfois à se lancer tête baissée dans une solution qui leur paraît bonne.
La question de la non-harmonisation des pratiques et des normes fait aussi partie des gros inconvénients. Car aujourd’hui, « certaines villes en avance sur leur temps se retrouvent avec un système qui fonctionne bien mais qui n’est pas compatible avec la collectivité voisine », a déploré Olivier Marembaud, co-rapporteur du projet d’avis du CESE sur la mobilité numérique, lors d’une conférence de presse le 14 avril dernier.
Cette question se pose aussi au niveau des différents types d’outils qui ne sont pas forcément compatibles entre eux, ni avec certaines technologies. Dans le cas d’un service de paiement via smartphone par exemple, la norme NFC est souvent utilisée, or, elle ne fonctionne pas sur les iPhones. De même, lorsqu’une application est développée, il est nécessaire de l’adapter aux différents systèmes d’exploitation présents sur le marché (Androïd, iOS, Windows Phone, BlackBerry OS, etc.) si l’on veut qu’elle soit utilisable par le plus grand nombre, ce qui complique grandement les choses.
Les dangers liés au développement du numérique sont eux aussi importants. Dans son projet d’avis, le CESE a notamment pointé celui de la perte d’emplois (le modèle de l’application de transport Uber a été pointé du doigt) et le risque de voir les Gafa (Google, Apple, Facebook, Amazon) s’emparer du sujet en France, avalant au passage une partie du PIB français et menaçant la protection des données.
Le danger de discrimination numérique pourrait aussi se produire, car force est de constater que « les réseaux ayant des tailles critiques sont plus à même de pouvoir supporter l’investissement », explique Frédéric Neveu. Dans un premier temps donc, les réseaux plus petits pourraient devoir attendre leur tour.
Enfin, des questions restent en suspend. Par exemple, doit-on ou non favoriser une ouverture totale des données transport pour développer la mobilité 2.0, doit-on au contraire en limiter l’accès ou carrément fermer les données? Si le rapport Jutand
Face à ces problématiques, doit-on pour autant en rester au statu quo, voire reculer face à l’adversité 2.0? Non, au contraire, mais il faut garder en tête, selon Georges Amar, que « le numérique est une puissance, tout comme le feu. Dans l’histoire de l’humanité, le passage à la civilisation a consisté à domestiquer le feu. Et pour profiter pleinement du pouvoir du numérique, il faudra aussi le domestiquer pour éviter l’incendie. »
Dans cette optique, plusieurs solutions ont d’ores et déjà été proposées par différents acteurs. Le CESE par exemple, dans son projet d’avis, détaille une trentaine de préconisations, allant d’une nécessaire normalisation des pratiques à une plus grande implication de l’État. Le Conseil économique conseille d’opter pour la création d’un Airbus européen de l’e-mobilité pour contrer les grands méchants Gafa. Cet outil consiste à mettre en place, à l’échelle européenne, une « plateforme de services où l’on trouverait toutes les solutions de transport de porte-à-porte, enrichies d’offres commerciales et de tourisme », et dans laquelle chaque acteur du transport pourrait jouer un rôle
Pour autant, cet avis du CESE est loin de faire l’unanimité: « Je ne suis pas sûr que la création d’une telle plateforme à l’échelle européenne ait du sens, considère Olivier Paul Dubois Taine, président du comité Transports de l’association Ingénieurs et scientifiques de France (IESF). Car mon expérience m’a prouvé que quand on multiplie le nombre d’acteurs par deux, on multiplie les difficultés de mise en œuvre par dix. »
Georges Amar est également l’auteur de l’ouvrage Homo mobilis: le nouvel âge de la mobilité, paru aux éditions Fyp en juin 2010.
Rapport sur l’ouverture des données dans ce secteur des transports, réalisé par Francis Jutand, et transmis à Alain Vidalies, secrétaire d’État aux Transports, le 12 mars 2015.
Cf. « Vers la création d’un airbus européen de l’e-mobilité? », publié sur www.busetcar.com le 17 avril 2015. Lien vers l’article: http://www.busetcar.com/actualites/detail/84443/vers-la-creation-d-un-airbus-europeen-de-l-e-mobilite-.html.
SIM: système d’information multimodal.
STI: système de transport intelligent.
NFC: communication en champs proche, de l’anglais Near Field Communication. La NFC est une technologie permettant l’échange d’information entre deux périphériques situés à proximité l’un de l’autre. elle est notamment utilisée dans les solutions de billettique sans contact.
OS mobile: système d’exploitation pour mobile (OS signifiant operating system). Les trois principaux sont: androïd de google (85 % de parts de marché), iOs d’apple (11,7 %) et Windows phone (3 %).
SAE/SAEIV: systèmes d’aide à l’exploitation et systèmes d’aide à l’exploitation et d’information voyageurs.
AFIMB: agence française pour l’information multimodale et la billettique.
90 %, c’est le pourcentage de personnes de plus de 12 ans équipées d’un téléphone mobile en 2014. Parmi elles, 45 % seraient équipées d’un smartphone.
Source: Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie (Credoc).
1. FAIRE DU NUMÉRIQUE UN LEVIER POUR UN TRANSPORT AUTOMOBILE PLUS FLUIDE ET PLUS DURABLE
– Demander aux autorités organisatrices de la mobilité (AOM) de mettre en place dans les plans de déplacement urbain (PDU) un volet sur le développement des usages partagés de véhicules (autopartage, covoiturage, VLS); promouvoir les plans de déplacement d’entreprise (PDE) en favorisant les usages partagés; encourager collectivités locales et les AOM à mettre en place des véhicules mutualisés; inciter à augmenter le taux d’occupation des voitures et à mieux partager la voirie via le numérique;
– Intégrer voiture connectée et route intelligente dans les plans industriels d’avenir (PIA) existants, élargir les missions des pôles de compétitivité Moveo et Véhicules du Futur, mener à terme le projet Scoop@F et établir un programme d’investissement dans les infrastructures routières intelligentes;
– Inscrire résolument la France dans le programme européen Smart Cities et Communities, inciter l’UE à mettre en place des appels à projet dans les domaines de la mobilité numérique, engager une réflexion partagée sur la révision de la réglementation internationale (convention de Vienne);
– Encourager une meilleure organisation des déplacements et créer un réseau d’échange d’expériences sur les nouvelles formes de travail (télétravail, etc.).
2. PLACER LE NUMÉRIQUE AU CœUR D’UNE NOUVELLE CONCEPTION DES SERVICES DE TRANSPORT
– Confier à un organisme associant autorités organisatrices de transport (AOT) et groupes de transport la fixation de normes à respecter dans les cahiers des charges des délégations de service public (DSP) et pour les liaisons nationales, en intégrant des objectifs ambitieux de développement de nouvelles offres de mobilité numérique;
– Inciter les collectivités locales à mettre en place des centrales de mobilité dans les territoires périurbains et ruraux pour coordonner et élargir l’offre;
– Enrichir les offres des plateformes numériques de transport public par mise à disposition d’informations commerciales de manière non intrusive.
3. ANTICIPER LES CONSÉQUENCES SOCIALES ET FISCALES DE LA MOBILITÉ NUMÉRIQUE ET DE L’ÉCONOMIE COLLABORATIVE
– Introduire les transformations du fait du numérique dans la négociation par branche et dans les territoires sur la gestion prévisionnelle de l’emploi et des compétences;
– Intégrer numérique et applications dans la formation initiale et continue;
– Saisir le CESE sur l’intégration de l’économie collaborative dans l’économie et ses conséquences sur les financements collectifs;
– Obliger par la loi les plateformes spécifiques à la mobilité à mettre en place un plan de mise en conformité de leurs opérations en matière fiscale, sociale, de droit du travail, de droit des assurances.
4. ENCOURAGER L’INNOVATION, LES DÉVELOPPEMENTS INDUSTRIELS ET LA CRÉATION DE PLATEFORMES D’E-MOBILITÉ
– Favoriser le maintien en France des startups de la mobilité numérique en généralisant les incubateurs mobilité, créer un pôle de compétitivité sur la mobilité numérique et des sociétés de capital risque spécialisées; généraliser l’open data dans une logique d’aide aux startups, en évitant d’en faire un marchepied pour les Gafa*;
– Créer l’Airbus de l’e-mobilité, champion européen s’appuyant notamment sur les projets des grandes entreprises françaises du secteur;
– Engager une action pour modifier le droit européen des concentrations, autoriser l’élaboration de projets communs de développement par les grands groupes de mobilité avec une logique de “coopétition”.
5. GARANTIR LES LIBERTÉS INDIVIDUELLES ET LA CAPACITÉ DE CHACUN À UTILISER LES NOUVEAUX OUTILS DE LA MOBILITÉ
– Diligenter une étude sur les utilisations différenciées du numérique selon les personnes, développer l’éducation au numérique et l’information sur les risques liés à l’utilisation des données personnelles; maintenir des offres alternatives (accès à l’Internet fixe avec assistance personnalisée, centrales d’informations téléphoniques);
– Faire respecter la loi (Opt-in actif) en sanctionnant les agissements fautifs; développer la labélisation d’applications par la CNIL, renforcer ses pouvoirs de sanction et la publicité de ses décisions; créer pour les applications une obligation d’information régulière sur leur fiabilité avec audit indépendant.
6. METTRE LA SOCIÉTÉ ET LES POUVOIRS PUBLICS EN MOUVEMENT
– Mettre en place au CESE un grand débat prospectif annuel pour une vision partagée sur les innovations, les moyens de les favoriser et leurs incidences économiques, sociales et environnementales; faire vivre ce débat autour du CNNum** par des réunions périodiques sur les thèmes de la mobilité numérique en y associant notamment le CESE;
– Engager un travail interministériel ouvert aux parties prenantes pour définir le cadre de référence des services de mobilité en France et en Europe.
* Google, Apple, Facebook, Amazon.
** Conseil national du numérique.
Source: Conseil économique, social et environnemental (CESE).
