Appelée pour optimiser les réseaux de transport public à travers le monde, Sonia Lavadinho les aborde avec ses yeux d’anthropologue. Les ressorts de l’humain dans la ville complètent alors la vision habituelle des ingénieurs des transports.
Oui, c’en est une. Pour moi, le vélo, comme le scooter ou la voiture, est un “habit” de vitesse pour n’importe quel homme qui n’a, au départ, que la possibilité de marcher. L’essor du vélo est intéressant, à condition de ne pas reproduire avec lui les erreurs commises avec l’automobile.
Certes, un vélo prend dix fois moins de place qu’une voiture. Mais quand Amsterdam veut se doter de 20 000 places de stationnement, c’est beaucoup d’espace en pleine ville. Dans certaines villes du nord de l’Europe, on connaît les embouteillages à vélo. À Gröningen, où le vélo atteint 61 % de part des déplacements, il est question de créer une autoroute à trois types de voies: une pour les vélos-cargos, une pour les vélos normaux, une dernière pour les rapides. Dans les deux sens, cela fait six voies. Difficile à traverser pour des piétons! Dans cette ville, chaque habitant possède une moyenne d’1,5 vélo. Dans une famille, cela en fait combien? On retrouve un taux de suréquipement, comme pour les voitures.
Et si l’on va se retrouver à construire d’immenses parkings collectifs, c’est de nouveau des problèmes de place dans la ville. En outre, jusqu’ici, les cyclistes sont les plus rétifs à devenir multimodaux. Ils ont plus de mal à descendre de leur selle qu’un automobiliste à sortir de sa voiture.
À la sortie de ce que j’appelle les hubs de vie, les stations distantes entre elles de 5 à 10 km, sur les axes forts de déplacement en transport public. Jusqu’à 3 km, la distance peut être parcourue à pied. Au-dessus, entre 3 et 10 km, c’est à vélo. Mais cet accélérateur de déplacement, il faudrait, dans l’idéal, pouvoir tout aussi facilement l’enfourcher que l’abandonner. L’important, c’est de pouvoir utiliser le moyen de transport dont on a besoin, au moment où on en a besoin. Quand on a fini, il faudrait, pour des raisons d’économie, pouvoir le laisser dans le cloud, pour parler comme dans la société numérique. C’est pourquoi, je crois qu’on va disposer à l’avenir de bien plus de moyens de développer le vélo partagé que de construire d’immenses parkings à vélos. Il faut faire attention à l’excès d’infrastructures. On est englué dans ce genre de réflexes, alors que nous sommes dans un monde de plus en plus dématérialisé.
Oui, je vais vous donner l’exemple d’un jeune homme de Victoria, au Brésil, qui vient de développer un système intéressant. Dans son entreprise, un salarié, venu à vélo le matin, donne par téléphone le chemin qu’il prend le soir. L’entreprise l’appelle dans la journée si elle a un colis à livrer sur son trajet. Il peut être rétribué pour cela. D’autres que lui seront prêts à se rendre dans trois endroits différents dans la ville avant de rentrer chez eux, pour l’argent, mais aussi pour le plaisir de pédaler.
Le service téléphonique sera bientôt une application sur smartphone. Le numérique va ainsi permettre de répartir plus finement les moyens de transport. La valeur ajoutée, on le voit avec Airbnb, Uber ou Blablacar, réside dans le relationnel. Je demande souvent aux réseaux de transport qui se réorganisent: avez-vous réussi à monter à bord de cette société du relationnel?
Que cette mise en relation entre les gens, c’est encore plus sa raison d’être que ce ne l’a été. La mission première d’un transport public, c’est de relier des gens éloignés entre eux, avec de la vitesse et un enchaînement des moyens fluide. On passe tous notre temps le nez dans nos agendas, à changer d’emploi du temps pour toutes sortes de raisons. Parallèlement, on rentre de moins en moins chez soi. On enchaîne les activités: travail, restauration, école, loisirs. Les contraintes sociales comptent de plus en plus. Les moyens de transports doivent s’adapter à cette réalité de manière à permettre de partir, tout d’un coup s’il le faut, de la proximité à très loin dans l’agglomération. Mais le relationnel, c’est aussi la mise en contact avec les plaisirs ou les besoins de la vie. Les ressorts du plaisir humain sont connus: la rencontre avec les autres, la contemplation de la nature, de la beauté, l’acquisition de la connaissance. Il me paraît important que les gares deviennent d’intenses lieux de vie et de services. On le voit déjà: les coiffeurs, les dentistes, etc., y multiplient les séances. Les clients peuvent repousser leur départ de 10, voire de 45 minutes s’ils savent qu’un autre train est disponible et si on lui propose entre-temps une occupation utile, intéressante. C’est par la qualité des moments consacrés aux déplacements que les transports publics dépasseront le plafond de verre qu’ils ont du mal à percer à partir de 20 % de part modale. Cela permettra, d’une certaine façon, d’en demander plus à l’usager. Je crois à sa capacité de marcher davantage s’il trouve un transport public fiable à destination. Encore plus si la marche lui paraît agréable. C’est pourquoi, je recommande que l’espace public soit au moins travaillé pour faciliter cette marche. Depuis 10 ans, Bilbao a redessiné son espace public pour les marcheurs. La part de la voiture est descendue à 10 %. Je plaide aussi pour qu’en sortie de station ou le long de son parcours, le marcheur soit au moins informé des lieux remarquables à proximité. Je préconise que les stations soient même positionnées à proximité des lieux remarquables de la ville. Bilbao a édité un plan de transport public non plus par lignes, mais selon les arrêts à traverser. C’est la qualité totale du déplacement qui valorisera au mieux le transport public.
