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Mythes ou réalités?

Changer l’organisation du travail pour réduire la congestion

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Changer l’organisation du travail pour réduire la congestion

Crédit photo Julie Rieg

Pour choisir leur lieu d’habitation, les individus tiennent compte du temps et de la pénibilité du trajet pour aller travailler, mais les plus pauvres n’ont pas le choix en raison de la pression foncière. Chaque fois que l’on augmente la capacité des infrastructures de transport, des familles déménagent plus loin pour accéder à un foncier moins onéreux en espérant se déplacer plus vite.

Les nouvelles façons de travailler plus communément connues sous l’anglicisme New Ways of Working (NWOW) sont souvent présentées comme la solution ultime aux problématiques de mobilité: embouteillages, pollutions, inégalités d’accès à l’emploi, etc. Qu’en est-il réellement? Avoir la capacité de participer à des téléconférences et visioconférences permet-il d’habiter là où on le souhaite, de trouver plus facilement un emploi et de diminuer le temps passé dans les transports? Se déplace-t-on moins dès lors que l’on travaille dans des tiers-lieux (espaces de coworking, cafés, hôtels, gares…)? Jongler entre plusieurs jobs – ou slasher – permet-il de mieux organiser son quotidien ou cela augmente-t-il le nombre de rendez-vous et les déplacements à réaliser? Entre mythes et réalités, les NWOW sont pleines de promesses pour les mobilités.

Promesse n° 1: Le télétravail réduit les émissions CO2 générées par les déplacements professionnels

Cette promesse fait polémique. Si l’on sait que le télétravail réduit la fatigue et le stress générés par des déplacements pendulaires (du domicile au travail), des études montrent que le temps gagné par les télétravailleurs est réinvesti dans d’autres activités qui génèrent elles-mêmes des déplacements. Or, ces déplacements sont le plus souvent réalisés en voiture solo, dès lors que les télétravailleurs n’habitent pas dans une zone urbaine dense.

Selon une étude de la Caisse des dépôts réalisée en 2014(1), le temps gagné par un télétravailleur est conséquent. Par jour de télétravail, il s’agirait de 73 minutes gagnées en province et de 80 minutes en Ile-de-France. Ce temps serait réinvesti en moyenne à hauteur de 30 minutes dans le travail – soit un gain de productivité évident pour les employeurs – et de 43 minutes dans les activités personnelles.

C’est dans ces 43 minutes que le bât blesse car les individus se déplacent pour réaliser certaines de ces activités (loisirs, visites, accompagnement de personnes…). Une étude réalisée en juin 2014 dans le cadre du PREDIT GO3(2) rend compte de ces effets négatifs en Ile-de-France. Puisqu’ils ont plus de temps, les télétravailleurs se déplacent à une échelle locale. Si ces déplacements se font plutôt en mode doux dans les zones denses, la voiture solo prime en grande couronne, dans la zone où la région Ile-de-France investit pour développer les tiers-lieux. Selon cette étude, le télétravail générerait une hausse d’émissions CO2 liées au transport dans la région. Il reste que les déplacements réalisés sont des déplacements choisis et non contraints, ce qui a un impact certain sur le bien-être des télétravailleurs.

Un autre phénomène vient contrarier la réduction des émissions CO2. Grâce à la possibilité de travailler de chez soi ou de tiers-lieux, les individus sont prêts à augmenter la distance entre leur travail et leur lieu de domicile. Puisqu’ils ne vont au bureau que trois ou quatre fois par semaine, un trajet plus long devient acceptable. C’est aussi le cas lorsque les voies se fluidifient. Comme il y a moins d’embouteillages et que le trajet prend moins de temps, pourquoi ne pas habiter plus loin, là où les mètres carrés sont moins chers? Sur la Côte Ouest de la Réunion, on estime que la construction de la route du Tamara en 2008 a généré une hausse de 30 % du trafic. Comme la 4 voies permettait, en théorie, de se déplacer plus vite, des familles ont décidé d’emménager dans le sud, là où le foncier est moins cher, et de faire le trajet jusque Saint-Denis chaque jour.

Promesse n° 2: Le télétravail réduit les embouteillages aux heures de pointe

Le télétravail modifie l’espace-temps des déplacements, c’est-à-dire que les télétravailleurs ne réalisent pas les mêmes trajets, ni avec les mêmes modes, ni au même moment, ni au même endroit. C’est pourquoi l’on peut penser que le télétravail a la capacité de réduire les embouteillages et la saturation des transports collectifs entre les zones résidentielles et les bassins d’emploi en heures de pointe du matin et de l’après-midi. D’après le TomTom Traffic Index(3), les automobilistes franciliens perdent 154 heures chaque année dans les bouchons. En province, il s’agirait d’une fourchette comprise entre 20 et 30 heures. En 2013, le CEBR(4) estime le coût annuel des bouchons pour l’économie française à 17 milliards d’euros. Ce montant comprend entre autres le coût du carburant, l’usure des voitures et les heures de travail perdues. L’enjeu qui repose sur le télétravail est énorme.

Sur le papier, c’est possible. L’Ademe a calculé qu’il suffit de retirer 4 % des automobilistes présents sur les voies pour résorber un embouteillage automobile(5). Cet objectif semble atteignable, d’autant qu’on estimait en 2013 que près de 17 % des Français travaillent en dehors de leur bureau au moins une fois par semaine(6). Mais si l’on atteignait 4 % de personnes qui se déplacent chaque jour aux heures de pointe, cela suffirait-il réellement à réduire les embouteillages? Ce n’est pas certain. Des expériences de fluidification de voies en zones denses ont montré que la fluidification ne durait qu’un temps. En effet, une fois que les individus sont informés de la meilleure circulation, ils reviennent sur la voie et se déplacent à nouveau aux horaires critiques. Peu à peu, le nombre d’utilisateurs augmente et les embouteillages réapparaissent. Difficile de se prémunir de cet effet pervers.

Alors, si la SNCF réussit son pari de convaincre massivement les entreprises franciliennes de décaler les horaires d’embauche et de débauche et d’organiser des réunions en dehors des heures de pointe, cela tiendra-t-il dans le temps même si la circulation se fluidifie? Et si les vieilles habitudes reprenaient le dessus à la première occasion? La question reste ouverte. En tout cas, les expériences de télétravail déjà mises en œuvre en Ile-de-France ne semblent pas avoir amélioré la situation. Au moins, elles ne l’ont pas empirée.

Promesse n° 3: Les NWOW améliorent l’accès à l’emploi

La capacité de se déplacer est impactante dans le fait de trouver un emploi. Le laboratoire de la mobilité inclusive a mesuré ce phénomène: plus de 25 % des Français ont déjà renoncé à un travail ou à une formation car ils ne pouvaient pas s’y rendre(7). Les moins de 25 ans et les personnes en fragilité économique sont les plus concernés. Les outils numériques, qui permettent de travailler et de réaliser des réunions à distance, permettent-ils d’atténuer ce constat alarmant? Si c’est le cas pour certaines personnes, les résultats sont ni probants ni massifs. Les NWOW ne résolvent pas les problématiques d’inégalités sociales et ce d’autant plus que cela suppose d’être équipé informatiquement et de savoir utiliser les outils. La précarisation de la population et la montée du chômage montrent clairement que le numérique n’a pas changé le monde et ses inégalités.

Cependant, il y a une lueur d’espoir avec le développement de tiers-lieux dans les zones les plus précaires. Les populations les plus fragiles, face à la pression immobilière, habitent en effet dans des zones enclavées, moins bien desservies et loin des bassins d’emploi. Faute de moyens, elles ne peuvent garder une voiture à leur disposition. Elles cumulent les difficultés. « Les inégalités entre les ménages sur le marché du logement ont considérablement augmenté et les stratégies et choix résidentiels sont de plus en plus contraints. Seuls les ménages les plus aisés peuvent s’affranchir de ces contraintes et accéder aux contextes résidentiels les plus valorisés, où le ticket d’entrée est le plus élevé. », explique Antonine Ribardière(8). La mise en place de tiers-lieux dans des zones résidentielles pourrait ainsi améliorer l’accès à l’emploi de ces populations mais ne soyons pas naïfs. La mise en place de l’infrastructure et du service ne suffira pas. Ces populations ont besoin d’un accompagnement individualisé et adapté à leur situation, qu’il s’agisse pour elles de décrocher un job ou de créer leur propre entreprise.

Conclusion: Les NWOW doivent intégrer une dimension sociale plus forte

Avec les NWOW, on surfe sur l’aubaine du numérique pour tenter de résoudre des problématiques exacerbées de transport mais le système est bien ancré. Les variables travail, transport et logement sont intimement liées et il semble que les NWOW ne suffisent et ne suffiront pas à elles seules à modifier massivement les déplacements, les stratégies résidentielles et les inégalités d’accès à l’emploi.

Les NWOW ne peuvent se résumer à aménager la façon dont les personnes travaillent en leur permettant d’être autonomes et mobiles, au risque d’en laisser certaines sur le carreau. Elles doivent changer fondamentalement la conception même que l’on a du rôle de l’entreprise et renforcer les démarches de RSE (Responsabilité sociétale de l’entreprise) pour sortir des phénomènes de greenwashing et de socialwashing. Un appel du pied largement documenté dans le numéro 50 de la revue Constructif de la FFB(9) dont je partage quelques citations pour clôturer cet article:

« Responsabilité sociale de l’entreprise et responsabilité climatique constituent les deux facettes de cette nouvelle exigence de solidarité de l’entreprise avec son environnement. » Pierre Victoria, animateur du groupe de travail « l’entreprise de demain » à la Fondation Jean-Jaurès.

« Si nous voulons réconcilier les Français avec l’entreprise. Il faut que l’entreprise apparaisse à une majorité de nos compatriotes comme un objet d’intérêt général, et pas simplement d’intérêts particuliers. » Antoine Frérot, président de l’Institut de l’entreprise

« Les entreprises doivent expliquer comment elles arbitrent au quotidien entre toutes les parties prenantes (…). Elles doivent être transparentes sur l’impact de leurs décisions auprès de leurs parties prenantes et sur les difficultés qu’elles rencontrent dans leur mise en place. En fin de compte, elles doivent faire le récit de ce qu’elles font, de ce qu’elles sont et de ce qu’elles apportent à la société. » Bernard Sananès, président-fondateur du cabinet d’études et de conseil Elabe.

Le salariat n’est plus la norme absolue

Les chiffres-clés présentés ci-après reposent sur une analyse de l’IAU, “Nouveaux modes de travail et enjeux de mobilité”, novembre 2016. Ils portent sur la région Ile-de-France. La plupart des tendances présentées sont néanmoins proches de celles observées à l’échelle nationale.

Croissance du chômage

Le taux de chômage est élevé depuis une vingtaine d’années. Il est de 10 % en France métropolitaine et de 8,8 % en Ile-de-France au quatrième trimestre 2015. 42 % des demandeurs d’emploi franciliens sont au chômage depuis au moins un an.

Multiplication des emplois précaires

Selon Eurostat, la France battrait le record des emplois temporaires parmi les pays européens. En 2013 en Ile-de-France, 13 % des salariés ont un emploi temporaire (CDD, intérim, emplois aidés, alternances et stages).

Progression du temps partiel

Le temps partiel a particulièrement augmenté dans les années 90 pour atteindre 15 % des emplois en Ile-de-France et 20 % à l’échelle nationale depuis les années 2000.

Allongement de la durée du travail

En Ile-de-France, 75 % des salariés déclarent un allongement de la durée du travail qui peut prendre diverses formes: 1– journée de plus de 10 heures; 2– semaines de plus de 40 heures; 3– dépassement de l’horaire officiel et sans compensation.

Augmentation de l’activité des femmes

En 2013, 49 % des actifs franciliens sont des femmes. Le taux d’activité des femmes âgées de 15 à 64 ans est alors de 73,2 % contre 79 % pour les hommes.

Croissance des actifs de plus de 50 ans

Les personnes actives âgées de 50 à 64 ans représentent en effet 15 % des actifs en 2012 contre 11 % en 1990.

Un allongement des trajets pendulaires

En 2009, 1,2 million d’actifs français ne travaillaient pas dans leur région d’habitation, soit une augmentation de 27 % en 10 ans. Sur la même période, le nombre de personnes qui se déplacent pour aller travailler n’a augmenté que de 15 %.

Plus de travailleurs indépendants et de slasheurs

Le nombre d’indépendants a crû de 21,6 % entre 2008 et 2013. À cette date, l’emploi non-salarié représente 504 800 emplois en Ile-de-France, soit 9,4 % de l’emploi total. Le statut d’auto-entrepreneur créé en 2003 a eu un impact non-négligeable sur cette croissance. En 2017, la France comprend 2,5 millions de travailleurs freelances et 4,5 millions de slashers, des personnes qui exercent plus de deux activités professionnelles.

Une tertiarisation importante

Le nombre d’emplois dans les services a augmenté de 8 % entre 2000 et 2013 dans la région francilienne pour atteindre les 409 000 postes. La moitié des emplois de la région se font depuis un bureau.

Un emploi plus “dispersé”

La région enregistre une augmentation des emplois présentiels (aides à domicile, infirmiers, assistants maternels…) face au vieillissement de la population. Le département de Seine-et-Marne devrait être particulièrement touché avec une croissance des emplois présentiels de 74 % d’ici 2030. En effet, le département va vivre d’ici là un doublement du nombre de personnes âgées de plus de 75 ans et une forte augmentation des besoins en garde d’enfants.

(1) Caisse des Dépôts, « Externalités des télécentres », Numérique & Territoires, 2014.

(2) Étude PREDIT GO3, “EFFETS, Expérimenter, former au télétravail, estimer les flux évités, les effets sur la mobilité et les niveaux d’émission de GES”, 2014.

(3) TomTom Traffic Index http://inrix.com/scorecard/.

(4) CEBR (le Centre pour la recherche économique et commerciale), « Les embouteillages en France », www.planetoscope.com, 2013.

(5) ADEME, Affiche « Plan de Déplacements Entreprise », 2005.

(6) Neonomad, Enquête nationale « Tour de France du télétravail 2013 », 2030.

(7) Le laboratoire de la mobilité inclusive, Enquête « Mobilité et accès à l’emploi », 2016.

(8) Antonine Ribardière, « Disparités de revenus des ménages franciliens, entre polarisation socio-spatiale et “moyennisation” de l’espace résidentiel », Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2017.

(9) Fédération Française du Bâtiment, Entreprises, quels modèles demain, Constructif n° 50, juillet 2018.

Auteur

  • Julie Rieg
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