Numérique. Les geeks, ces fondus d’informatique et de nouvelle technologie, profitent de la libération des données publiques pour lancer des applications de transport sur téléphone mobile. Mais avec quelle qualité à long terme? Quand ils prendront le relais, les géants de l’informatique devront-ils payer?
Après l’élimination du ticket et le déclin annoncé de la fiche horaire, voilà que le plan de la ville et les lignes de bus élisent domicile dans le téléphone portable. Qui précise l’heure d’arrivée du tram ou du prochain bus. Comme si, chez soi ou ailleurs, on pouvait toujours se considérer dans un trajet. Et l’on pourra bientôt ajouter à sa réflexion de nouvelles considérations: le prochain bus est-il plein au point que je risque de m’y sentir trop tassé? Le suivant le sera-t-il moins? La rue monte-t-elle pour rejoindre le prochain arrêt? Informations cruciales si l’on ménage son cœur ou circule en fauteuil roulant.
Ces informations, parmi d’autres, sont presque toutes fournies à Rennes. Les logiciels qui les donnent sont le résultat d’un appel à projets lancé début 2010. Il s’agissait de demander aux informaticiens de tirer profit de la “libération” de quelques fichiers de données publiques de transport dans la ville: lignes de transport, position des arrêts, horaires, localisation des stations de vélos en libre-service. Par cette initiative, Rennes, il y a presque trois ans, était en avance. Dans une ville peuplée d’informaticiens, de physiciens, de mathématiciens et d’ingénieurs en télécommunication, elle en a tiré quelques bonnes idées. Elle a été rejointe, depuis, par nombre de grandes agglomérations: Nantes, Bordeaux, Toulouse, Montpellier, Lyon, Strasbourg, puis Aix-en-Provence et Aubagne. Des régions aussi s’y sont mises: l’Alsace, l’Île-de-France (avec création de la “fonderie numérique”) et les Pays de la Loire. Des départements: la Saône-et-Loire, la Gironde, l’Isère, le Loir-et-Cher, la Loire-Atlantique et les Bouches-du-Rhône. Ces collectivités possèdent leur rendez-vous, le “Forum des interconnectés”, qui se tient tous les ans, début décembre, autour de leur usage des nouvelles technologies, à Lyon. La ville de Nantes vient d’y être remarquée pour avoir constitué une plateforme de données publiques mutualisée avec sa région et son département.
Toutes ces collectivités ont embarqué dans l’aventure de l’Open Data, ce qui s’est traduit souvent par l’ouverture de “cantines” numériques, lieux où les “développeurs informatiques” ont été invités à venir travailler – et déjeuner- ensemble autour de leurs projets.
L’Open Data, mouvement parti des États-Unis, vise la “libération” des données publiques, a priori non-confidentielles, dans l’optique d’assurer une plus grande transparence de l’action des gouvernements. Une aventure qui a aussi pour objectif, dans le sillage d’internet, de “créer de la valeur” autour de l’information qui circule. En l’occurrence: imaginer et lancer des services nouveaux à partir de l’information “libérée”. Dans la pratique, on pouvait facilement penser que l’accès effectif à des listes d’arrêts de tram ou de bus, exclusivités jusque-là d’un transporteur ou d’une ville (sauf à les recenser soi-même et à les caractériser un par un) pouvait inciter les “fous” d’informatique à confectionner des calculs d’itinéraires à proposer sur internet ou sur les téléphones portables. C’était un pari sur les imaginations. Les génies de l’informatique pouvaient bien en rajouter, et “croiser” les fichiers transport avec d’autres pour faire connaître au monde virtuel de l’informatique que telle ou telle station (premier fichier) se trouve dans une rue d’une certaine inclinaison (second fichier). C’est ce qui s’est passé à Rennes.
Mais, visant la “libération” de toutes les données publiques, l’Open Data a été loin, et l’est encore, de se réduire aux informations de transports. Il veut voir émerger une nouvelle industrie informatique agissant tous azimuts. Dans ce but, le gouvernement américain a lancé data.gov, une “place de marché globale des données”. En lui assignant le rôle de “donner le pouvoir au peuple”. Rien de moins! De la logistique à la santé, en passant par l’énergie, l’assurance ou la biodiversité des océans, tous les domaines sont concernés, livrés à la perspicacité des hommes et de leurs ordinateurs.
Comme les États-Unis, le 5 décembre 2011, la France a lancé son portail gouvernemental data.gouv.fr. Il donne accès, lui aussi, à des fichiers publics. Il a été assorti d’un programme de soutien aux innovations à partir de ces données. Un collectif des acteurs de l’Open Data France a été formé. La publication des données des institutions et des administrations est coordonnée à l’échelon national dans etalab.gouv.fr, qui dépend de l’amélioration de l’administration publique, elle-même rattachée au Premier ministre.
Il y a un an, 90 producteurs d’informations publiques dans les administrations et les entreprises publiques, des collectivités territoriales, des autorités indépendantes ont ainsi publié 350 jeux de données sur une quantité de sujets: les finances publiques, la géographie, les mesures de pollution atmosphériques, les aides de la politique agricole commune (PAC) de l’Europe, etc. Parmi ces “libérateurs” de données s’est immédiatement trouvé la SNCF et la RATP. “Le transport public est un secteur porteur de l’Open Data”, constate Claire Gallon, animatrice à Nantes de l’Association Libertic, et l’un des promoteurs les plus reconnus en France de l’Open Data. Parce que c’est un domaine dont on espère des innovations immédiates pour le grand public.
Après Rennes, Bordeaux et Toulouse ont “ouvert” leurs données de transport public et demandé à leur délégataires de transport public de le faire. Cette tâche figure désormais dans leur cahier des charges. En mars dernier, deux ans après Rennes, Nantes a lancé à son tour un premier appel à projets, sur le thème “Rendez-moi la vie plus facile”. “Nous avons choisi pour thème la mobilité”, précisait à l’époque Jean-Marc Ayrault, maire de Nantes, et pas encore Premier ministre. Beaucoup de créations ont touché au transport public. Comme à Rennes. De nombreux calculateurs d’itinéraires avaient mixé les différents moyens de transport “gérés par les services publics”, vélos, parcs-relais et métros, par exemple, mis en scène dans des cartes, grâce aux systèmes d’informations géographiques eux aussi distribués gratuitement. “Les applications ont été plus nombreuses, plus riches, plus construites dans le transport public: 40 propositions sur les 70 reçues. Parmi elles, 20 n’ont pas duré, 10 demeurent très efficientes”, raconte Christophe Millot, en charge du développement de l’information voyageurs numérique chez Keolis. Parmi les plus remarquables, il y a eu l’application pour les personnes à mobilité réduite. Au réseau des transports publics, elle ajoute les difficultés d’accès sur la voirie, dans les bâtiments. De bout en bout, d’une adresse quelconque jusqu’à l’intérieur d’un commerce. Autre succès, sur les téléphones portables, un logiciel d’une Rennes insolite ou surprenante. Les transports en commun sont couplés aux lieux d’intérêts variés (sport, culture, loisirs, tourisme). “Le plus intéressant, ce sont les approches différentes du déplacement que ces applications proposent. Nous nous serions installés à dix pendant une semaine autour d’une table, nous n’aurions pas pu tout imaginer. Les aspirations des utilisateurs des transports émergent à travers les développeurs”, estime Christophe Millot.
À Nantes – et c’est nouveau – les calculateurs d’itinéraires s’adressent aussi aux automobilistes. Ils indiquent oralement les places disponibles dans les parkings-relais, sans que les conducteurs aient à lâcher leur volant. Une autre application propose la lecture de journaux ou de livres, sur écran, sous les abribus. Mais les “croisements de fichiers” prometteurs ne se sont pas produits.
Dans beaucoup d’endroits, ces démarches d’Open Data ne font que débuter. Les départements, en particulier, entament tout juste le travail avec leurs transporteurs. La RATP a lancé sa plateforme de développement en octobre. La SNCF diffuse ses horaires théoriques de trains intercités et TER depuis le 12 novembre. Partis les premiers, les Rennais peuvent, eux, tirer déjà quelques enseignements. Pour Noël Philippe, directeur général des services urbains à Rennes Métropole, “l’Open Data, n’est pas aussi évident que nous le pensions!”. Pourtant, Keolis est considéré comme avoir bien préparé l’ouverture des données, puis l’appel à projets: format de délivrance et licence d’utilisation par des acteurs privés. Deux ans plus tard, Rennes n’a pas recommencé, même s’il s’agissait de relancer la dynamique. La ville est simplement passée des fichiers d’horaires théoriques au temps réel. Keolis a dû moderniser son système d’aide à l’exploitation (SAE), revu son processus de production de données. L’appel aux “développeurs” n’a été qu’implicite: profitez en! “Nous sommes restés concentrés sur la donnée centrale du transport. Les propriétaires d’applications ont suivi. Ils se sont adaptés au temps réel. Nous en resterons-là”, indique Christophe Millot. Mais il espère que les développeurs iront plus loin. Dans la nouvelle délégation de service public qui court jusqu’en 2017, figurent des développements coopératifs pour “exploiter au maximum” les possibilités du “temps réel”. Il table sur des “remontées d’informations du terrain en provenance des usagers”. Déjà, le compte Twitter du réseau STAR, est un des plus fréquentés. “Le souci pour nous est que ces nouveaux services durent, restent fiables alors qu’ils reposent sur des passionnés qui les entretiennent sur leur temps libre”. Pour éviter ce risque, à partir de ses données en temps réels, la STAR, a lancé sa propre application, starbusmetro.fr, le 5 novembre dernier. Avec un succès et les exigences du “service public numérique”, c’est-à-dire accessible à tous les téléphones: sous le système d’exploitation de l’Iphone; Androïd pour la plupart des autres; mais aussi pour Blackberry; d’autres systèmes encore comme Badia et Fabian pour Microsoft (Windows Mobile).
La TAN, à Nantes, a constaté aussi, la volatilité des développeurs informatiques. Un étudiant, parti dans une autre ville, a emmené avec lui une application sur base d’horaires théoriques déjà très téléchargées sur les smartphones. Pour fixer sur place les applications et leurs auteurs, il faut qu’ils se rémunèrent, trouvent leur modèle économique. Une règle semble s’imposer: ne sont téléchargées que des applications gratuites. Une nouvelle “filière industrielle” des auteurs de ces nouvelles applications ne verra le jour que s’ils trouvent plus loin dans le processus commercial, une façon de faire payer le service rendu: par l’usager ou par la publicité.
D’autant que dans l’univers de l’Open Data, l’information sur les transports est un matériau particulièrement lourd à manier. “On imagine le nombre de données à traiter, rien qu’en pensant au nombre de stations du moindre réseau d’importance. L’organisation du réseau, elle-même évolue: les arrêts, les routes. S’y ajoute, quand on veut travailler en temps réel, les aléas du service de transport: suppression, ajout d’un bus; retard ou avance. Un métro parisien passant toutes les deux ou trois minutes, induit autant d’aléas potentiels. Si l’on veut aussi tenir compte des travaux, de tel ou tel tunnel bouché, ou de la circulation, la quantité d’information à traiter à chaque mise à jour devient considérable. L’architecture finale de l’application doit respecter tout cela et pouvoir suivre le rythme”, raconte Patrick Babonneau, spécialiste de l’information dans les réseaux de transport. À Nantes, au printemps, quand elle sera possible, la mise à jour des données en temps réel se fera toutes les six secondes.
Même avant ce traitement de l’information, sa “libération” pose des difficultés, jusqu’à ce que l’Europe, peut-être, édicte un jour ses normes
À sa façon, le GART (Groupement des autorités responsables de transport) a le même type de prévention à l’égard des géants mondiaux de l’informatique. Alors que les tenants de l’Open Data réclament un accès gratuit aux données publiques, il a pris une position inverse, en faveur d’une redevance liée à l’usage des données publiques. “L’ouverture des données intéresse tous les opérateurs de transport. Mais l’utilisation à des fins commerciales de ces données du transport par des géants du web (moteurs de recherche tels que Google, sites web et acteurs de l’industrie informatique comme Apple) pose d’autant plus question, que ce sont les autorités organisatrices de transport qui financent leur mise à disposition…/… Dans ce contexte, nous préconisons l’instauration d’une redevance liée à l’usage de ces données de service public”. Gratuité de départ des données donc, mais paiement lors de leur utilisation.
Au-delà du modèle économique, la question plus générale du management de l’Open Data par le monde du transport public reste posée. Pour qu’il serve au transport public. Robert F. Wagner, de l’école supérieure des Services publics à l’université de New York y a répondu en janvier dernier dans un article très complet intitulé “Débuter dans l’Open Data, un guide pour les sociétés de transport”
Les normes de modélisation:
http://www.normes-donnees-tc.org/
Références des plateformes Open DATA TC en France: http://
Getting started with Open Data, a Guide For Transportation Agencies:
http://wagner.nyu.edu
